Dans une vidéo promotionnelle du Canadien, tournée en 2014, Brendan Gallagher et Alex Galchenyuk jouent à « qui connaît mieux l’autre ». Gallagher pose la première question.

« Combien je mesure ?

— Sur nhl.com, ou dans la vraie vie ?

– Ma vraie taille. Ma taille exacte.

— Avec ou sans tes souliers ?

— Sans mes souliers. »

Galchenyuk hésite quelques secondes. « Euh, je dirais… 5 pi 10 po et 4 dixièmes. » Non. Mauvaise estimation. « Cinq pieds huit pouces et demi », précise Gallagher, avant d’ajouter, tout sourire : « Mais j’apprécie [ta réponse] ! »

Dans les documents du Canadien, Gallagher mesure pourtant un demi-pouce de plus…

Regardez la vidéo (en anglais)

Je vais vous confier un gros secret : les mesures officielles dans la Ligue nationale, c’est comme la taille du dernier doré pêché par votre beau-frère. Prévoyez une marge d’erreur d’un pouce. Ou deux.

Cole Caufield, par exemple, a fait ses débuts dans la LNH à 5 pi 7 po. Au camp d’entraînement, le Canadien l’a mesuré de nouveau. Et le petit ailier est passé à 5 pi 9 po… avant de repasser à 5 pi 7 po.

Martin St-Louis, qui était inscrit à 5 pi 9 po dans les guides médias, a confié à ESPN qu’il mesurait en fait 5 pi 7 po. « J’avais plus de chances de réussir à 5 pi 9 po qu’à 5 pi 7 po et demi. Tout le monde essaie de trouver un avantage. Parfois, ça se fait avec un ruban à mesurer. C’est un jeu qui se décide par quelques pouces, non ? »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Martin St-Louis mesurait-il 5 pi 7 po, 5 pi 8 po ou 5 pi 9 po ? Peu importe, il était l’un des meilleurs joueurs de la LNH.

L’ancien joueur étoile du Canadien Mark Recchi avait même caché une épaisse couche de ruban gommé à l’intérieur de ses chaussettes pour grandir d’un pouce quelques semaines avant la séance de repêchage.

Ce n’est pas un phénomène propre au hockey. Dans son excellent essai The Inside Game, le journaliste et ex-DG adjoint des Blue Jays de Toronto Keith Law ironise à propos des mesures officielles des joueurs de baseball. « Elles sont à peu près aussi précises que les horaires des compagnies aériennes. »

Pourquoi ?

Parce que les recruteurs et leurs patrons ont un biais favorable envers les grands joueurs. « La marque de six pieds, malgré sa nature arbitraire, est un seuil employé couramment dans les rapports de dépistage », explique Law. D’où l’intérêt, pour les petits joueurs, d’avoir une mesure officielle de 6 pi – ou, du moins, quelque chose qui s’en approche le plus possible.

Law a fait un exercice amusant. Il a compilé les tailles de tous les joueurs présents dans les ligues majeures en septembre 2019. Résultat : il y avait 89 % plus de joueurs de 6 pi que de joueurs mesurant 5 pi 11 po… mais seulement 1 % plus de joueurs de 6 pi 1 po que de 6 pi. « C’est pour le moins suspect », note-t-il.

Qu’en est-il au hockey ? J’ai fait exactement le même exercice. Cette fois, avec les formations actuelles de la LNH. Devinez quoi ? Il y a un solide écart entre le nombre de joueurs de 5 pi 11 po et de 6 pi. Une hausse de 52 %. Mais entre 6 pi et 6 pi 1 po ? L’augmentation n’est que de 5 %.

Pierre Cholette n’est pas surpris. Jusqu’à récemment, c’est lui qui mesurait les espoirs des équipes juniors québécoises pour le compte de la LNH. Il est aujourd’hui directeur de la Centrale de soutien au recrutement de la LHJMQ. Il a autant d’histoires de ruban à mesurer à raconter que votre beau-frère a d’histoires de pêche.

« Une fois, j’étais avec un très bon joueur. Sur les listes, il faisait 6 pi. Sauf que quand je l’ai mesuré… eh bien, il ne faisait plus 6 pi. Il est parti à rire. Je lui ai demandé de recoller [son dos au] mur. Je l’ai remesuré. Il faisait 5 pi 11 po. Je lui ai dit : “Écoute, tu ne mesures vraiment pas 6 pi. Si je te mets à 6 pi, puis que tu es invité dans un camp de la LNH ou par Équipe Canada junior, ils vont te dire : voyons, c’est qui, les gars qui t’ont mesuré ?” »

« La dimension physique dans le hockey, c’est incroyable comment c’est surévalué », déplore-t-il.

« Le hockey est un sport extrêmement conservateur. On ne dévoile pas les blessures. On ne dévoile pas à l’avance l’identité du gardien du prochain match, alors que dans la NFL, le quart partant est annoncé le jeudi. On est très, très, très conservateurs. On se fie beaucoup aux qu’en-dira-t-on. Les joueurs pensent qu’ils doivent mesurer les fameux 6 pi. Ou peser 200 lb. »

C’est vrai dans la LNH. C’est vrai dans la Ligue américaine. C’est vrai dans la LHJMQ. Et c’est même vrai dans le hockey mineur.

« Chaque saison, les équipes M18 AAA des Maritimes et du Québec envoient leurs alignements à la LHJMQ, explique-t-il. De notre côté, on engage une firme indépendante pour vérifier les mesures. Cette firme se rendra bientôt au tournoi de Moncton, pour mesurer les joueurs des provinces maritimes. Et c’est sûr, sûr, sûr que des gars de 5 pi 11 po vont tomber à 5 pi 8 po. Et que des gars de 5 pi 9 po seront à 5 pi 6 po. »

« Es-tu certain de ça ?

— Absolument. À 100 %. Sans aucune hésitation. Après, ce sera la même chose avec les équipes québécoises. Puis on va rencontrer les entraîneurs et leur dire : “Dites-nous la vérité ! C’est vous autres, là-dedans, qui avez l’air de nonos. Si un jeune mesure 5 pi 10 po, indiquez qu’il mesure 5 pi 10 po, c’est tout.” »

Je vous ai raconté tantôt l’astuce de Mark Recchi pour grandir d’un pouce. Les joueurs actuels ont eux aussi plus d’un tour dans leur sac pour gagner un pouce ou quelques livres.

« Souvent, explique Pierre Cholette, on voit des joueurs s’accoter contre le mur, et gonfler leurs poumons. Quand on leur demande de prendre une grande respiration, ils voient les chiffres qui montent, ils sont super contents. Après, on leur demande d’expirer. Les chiffres redescendent. C’est à ce moment-là qu’on prend la mesure. Et là, ils sont fâchés [rires]. »

« Je me souviens d’un cas plus extrême. J’ai appelé le nom d’un joueur une première fois. Une deuxième. Quatre fois. Six fois. Minimum. Quand le jeune s’est présenté sur la balance, il devait avoir bu six litres d’eau. Dans sa tête, plus il buvait de l’eau, plus il allait être pesant. Ça n’a pas de sens. »

Conseil de Pierre Cholette aux jeunes joueurs : cessez de vous en faire pour un pouce ou deux. Concentrez-vous plutôt sur vos habiletés. Les équipes recherchent d’abord et avant tout le talent.

Il donne l’exemple de la recrue Hendrix Lapierre, des Capitals de Washington, qui n’est pas le joueur impliqué dans l’anecdote racontée un peu plus tôt.

« Lorsque je l’ai mesuré [avant le repêchage], il était bien déçu de voir qu’il mesurait 5 pi 11 et demi. Je lui ai dit : “Hendrix, ce n’est pas ta grandeur qui fera en sorte que les recruteurs vont te regarder, c’est ton talent.” »

C’est bien vrai.

Lapierre a finalement été repêché au premier tour.

Il a atteint la LNH à 19 ans.

Il a marqué un but dès sa première partie.

Et aujourd’hui, il mesure officiellement… 6 pi !

L’exception des gardiens

Là où la taille compte davantage, c’est pour les gardiens. C’est mathématique : plus un gardien est grand et large, plus il couvre de superficie devant le filet. « Il y a des recruteurs dans la LNH qui ne regardent même pas les gardiens de moins de 6 pi 2 po, explique Pierre Cholette. Prends Alexis Shank [6 pi], qui jouait pour les Saguenéens de Chicoutimi. C’est probablement le meilleur gardien des trois dernières années [dans la LHJMQ]. Il n’a jamais été repêché. » Sans surprise, il y a trois fois plus de gardiens de 6 pi 2 po dans la LNH que de gardiens de 6 pi 1 po.