Comment expliquer la suprématie du Canadien ? Cette question coiffe la chronique de Marcel Desjardins dans La Presse du 5 mai 1969.

La veille, le Canadien avait remporté une quatrième Coupe Stanley en cinq ans. Pour expliquer ces succès, le journaliste interviewe l’ancien directeur général Frank Selke, qui a bâti le remarquable réseau de filiales de l’organisation. « À un certain moment, nous avions plus de cent clubs fermes, explique Selke. Dans la seule ville de Winnipeg, nous avions 13 équipes. À Regina, nous avions 400 joueurs… »

– Et au Québec ? lui demande Desjardins.

– Nous les avions tous, répond-il. Je vous dirai même que nous avions Jean Ratelle et Rod Gilbert, qui sont tous deux aujourd’hui avec les Rangers. […] Mais un de nos dépisteurs nous les déconseilla en disant qu’ils avaient un style trop fantaisiste et qu’ils avaient leurs « petits caractères ». Un dépisteur que la direction n’aurait pas dû écouter…

C’est ainsi qu’un recruteur des Rangers de New York, Yvan Prud’homme, conseilla à ses patrons d’embaucher les deux jeunes hommes, « petits caractères ou pas » ! Rodrigue Gilbert prit la route de Guelph, en Ontario, où les Rangers parrainaient une équipe junior A, les Biltmores, du nom d’un fabricant de chapeaux. Sa carrière était lancée.

Deux ans plus tôt, dans une entrevue au journaliste Gilles Terroux de La Presse, Rodrigue Gilbert s’était montré plus indulgent envers le Canadien. « Il est faux de prétendre que le Canadien m’a ignoré », avait-il dit, expliquant que l’organisation souhaitait l’accueillir au sein du Canadien junior de Hull-Ottawa. Mais les possibilités d’obtenir un poste à Guelph, dont l’équipe était en reconstruction, lui semblaient meilleures. « Je ne regrette pas ma décision », avait-il ajouté.

Dimanche dernier, le monde du hockey a été attristé d’apprendre la mort de Rodrigue Gilbert à l’âge de 80 ans. Dans sa province natale, son profil n’était peut-être pas aussi élevé que celui d’autres hockeyeurs québécois ayant brillé ailleurs qu’au Forum, comme Marcel Dionne ou Gilbert Perreault.

Mais à New York, Rodrigue Gilbert était une immense vedette. Lui, le p’tit gars de l’est de Montréal, a charmé les exigeants amateurs de sport de cette ville unique. Ses liens avec la Grosse Pomme étaient forts et pleins d’amour réciproque.

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Mars 1977. Rodrigue Gilbert dispute son avant-dernière saison dans la LNH. La ville de New York et les Rangers lui rendent alors hommage. Non, il n’a pas mené les siens à la conquête de la Coupe Stanley, mais son talent et sa personnalité attachante font de lui un héros. Les célébrations donnent la mesure de son extraordinaire popularité.

Tout commence avec une visite à l’hôtel de ville, où le maire Abraham Beame lui remet le « Médaillon de bronze », la plus importante décoration civile attribuée par la Ville. Parmi les athlètes l’ayant jusque-là remportée, on compte des noms célèbres comme Casey Stengel, gérant des Yankees, et « Broadway » Joe Namath, quart-arrière des Jets.

Dans le New York Times, on aperçoit une photo prise durant la cérémonie. Rodrigue Gilbert porte un collet cervical, en raison d’une collision et d’une chute dans une rencontre deux jours plus tôt.

Le lendemain, une fête en son honneur est organisée avant le match des Rangers contre les North Stars du Minnesota. La foule l’ovationne durant deux minutes. Il reçoit des plaques commémoratives et une nouvelle voiture. Dans le compte rendu du New York Times, on décrit son émotion au moment de prendre la parole. Il ravale plusieurs fois sa salive et essuie une larme. « Je ne pensais pas que mon cœur pouvait battre si vite », dit-il, en annonçant la création d’une fondation vouée aux enfants dans le besoin.

Rodrigue Gilbert détient alors de nombreux records chez les Rangers. Son flair offensif a toujours été redoutable. « Pendant quelques années, le trio qu’il formait avec Jean Ratelle et Vic Hadfield était le meilleur de la Ligue nationale », explique Serge Savard.

Rodrigue n’était pas le plus rapide, mais il avait le don de se placer au bon endroit pour compter des buts. Il était un marqueur naturel.

Serge Savard

Les deux hommes ont connu des moments inoubliables durant la Série du siècle de 1972, cet affrontement épique de huit matchs entre les meilleurs joueurs de la LNH et la sélection nationale de l’URSS. Les liens entre les membres de cette équipe sont toujours demeurés solides.

« Au début des années 1970, les Rangers nous ont éliminés deux fois en séries, rappelle Savard. Rodrigue aimait me taquiner en disant qu’ils avaient notre numéro… »

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Rodrigue Gilbert était fait pour évoluer à New York. Il a développé ses entrées dans le monde du showbiz et carburait à l’énergie de la ville. Cela n’a pas été instantané. Ainsi, à sa première saison, il a loué une maison au New Jersey avec deux autres jeunes joueurs des Rangers parce qu’ils avaient « peur de New York et les prix étaient si élevés ».

Cette anecdote, racontée dans un texte publié dans le New York Times en 1977, illustre son affection pour la ville. « J’aime New York, ce qui est une bonne chose, dit-il. Car j’ai découvert que si tu n’aimes pas la ville, la ville ne t’aimera pas. »

En 1982, Rodrigue Gilbert est élu au Temple de la renommée du hockey. C’est à la fois un immense honneur et une victoire sur le mauvais sort. Deux fois dans sa carrière, en 1960 et en 1966, il a été opéré à la colonne vertébrale, des interventions qui ont soulevé beaucoup d’inquiétude.

La vie est souvent bizarre. À la fin des années 1950, si un dépisteur du Canadien n’avait pas évalué que Rodrigue Gilbert, alors un adolescent, possédait un « petit caractère », il aurait sans doute abouti chez le Canadien. Même chose si l’organisation s’était montrée plus persistante pour l’attirer dans ses rangs.

À Montréal, Rodrigue Gilbert aurait sûrement connu une belle carrière. Mais il ne serait pas devenu ce « Mr. Ranger » venu du Québec qui a marqué l’histoire du hockey à New York.