Qui ont été les athlètes québécois les plus influents des 40 dernières années ? L’équipe des sports de La Presse en a identifié huit, de tous les horizons, et vous présentera des portraits toute la semaine. Aujourd’hui : Manon Rhéaume.

À son premier jour au camp d’entraînement du Lightning de Tampa Bay, en 1992, Manon Rhéaume a eu un moment de panique.

Elle avait reçu l’invitation sur le plancher du Forum à l’occasion du repêchage de la LNH – elle travaillait pour RDS –, un dépisteur québécois du club profitant de sa présence pour la présenter au DG Phil Esposito. Ce dernier l’avait vue jouer sur enregistrement vidéo… sans savoir qu’elle était une femme.

Ce jour-là, Rhéaume quitte le domicile du Canadien sans y croire. Elle attendrait de recevoir la lettre officielle avant de s’emballer.

Ladite lettre reçue, l’acceptation retournée, elle s’entraîne « comme jamais » avant de se diriger vers la Floride. Où, au jour 1, elle prend subitement la mesure du moment.

« Le premier soir, on avait un meeting avec toute l’équipe. Je suis arrivée et je me suis assise en arrière avec les Québécois. Jamais personne ne s’assoit en avant dans un meeting… Les coachs et Phil Esposito sont rentrés et ils ont demandé à ceux qui étaient en arrière de venir s’asseoir à l’avant », raconte l’ex-gardienne originaire de Lac-Beauport.

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Manon Rhéaume, en 1992, première femme à garder les buts dans la LNH

« Je me souviens avoir marché dans l’allée au centre, je regardais autour de moi et je voyais la grosseur des joueurs. D’un côté, il y avait Tony McKegney, qui jouait pour les Nordiques quand j’étais jeune. J’ai eu un petit moment de panique et je me suis dit en moi-même : “Mais qu’est-ce que je fais ici ?” »

Le lendemain, après une première performance concluante, la tension s’envole.

Dans l’histoire

Cette première performance est méconnue, fait remarquer Rhéaume.

Au début du camp, on divise immédiatement les joueurs en quatre équipes, avec deux gardiens dans chacune. Deux de ces huit portiers – qui deviendront les numéros 1 et 3 du club – sont des noms familiers pour les fans du Tricolore : Pat Jablonski et Jean-Claude Bergeron.

Les matchs sont joués en deux périodes, chaque gardien s’acquittant de l’une.

À sa première sortie, la Québécoise n’accorde rien sur 14 tirs, dans un gain de 5-1.

« Après ça, Phil Esposito avait mentionné : “De la façon dont elle a joué aujourd’hui, ne soyez pas surpris de la voir dans une partie hors concours’’ », se souvient-elle.

Une bonne prestation qui se poursuivra au cours de ce mini-tournoi, où elle dit avoir terminé parmi les trois meilleurs sur le plan des buts accordés et du taux d’efficacité.

Le passage suivant est pour les méchantes langues…

La raison pour laquelle on est invité à un camp n’a pas autant d’importance que ce qu’on fait sur la glace. Je pense qu’ils ne m’auraient jamais mise dans une partie hors concours si je n’avais pas été capable de performer dans le camp.

Manon Rhéaume

Le 23 septembre, Terry Crisp, à la tête de la formation d’expansion, la lance dans la mêlée contre les Blues de St. Louis, pour ce premier match présaison à domicile. Elle accordera deux buts sur neuf tirs.

Les lettres et Letterman

Au tout début de l’aventure, Manon Rhéaume ne saisit pas l’ampleur et l’impact qu’aura cet exploit d’être la première femme dans la LNH. Ça ne tardera pas.

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Manon Rhéaume, en novembre 1991

« Quand je suis arrivée à Tampa, la dame qui faisait le check-in m’a dit qu’elle avait quelque chose pour moi. Je regarde et c’était plein de lettres. Je lui ai demandé ce que c’était et elle m’a répondu que c’est le fan mail, relate-t-elle en riant. J’en recevais des sacs de vidanges pleins ! La dame les ramassait, on prenait le temps de s’asseoir, les ouvrir, les lire et répondre. C’était fou. »

Viendra ensuite une invitation sur le plateau de David Letterman.

« Mais je ne savais même pas qui c’était ! On n’avait pas la télé anglaise chez nous et je me couchais à 21 h, donc je n’avais jamais vu son show. Plus tard, je ne pouvais pas croire que mon histoire était passée là. »

> Voyez Manon Rhéaume au Late Show with David Letterman (en anglais)

La gardienne – qui a célébré son 49e anniversaire le 24 février – devient un modèle et une inspiration pour nombre de jeunes hockeyeurs et, surtout, hockeyeuses.

Pour Kim St-Pierre et Charline Labonté, elle est carrément une idole.

St-Pierre avait 13 ans quand Rhéaume s’est joint au Lightning.

« Des modèles de gardien de but au féminin, il n’y en avait pas. Je devais regarder les Martin Brodeur et Patrick Roy, raconte celle qui a joué avec les garçons jusqu’à 18 ans. Donc, c’est sûr que quand on a vu qu’elle avait percé au niveau masculin, c’était inspirant et motivant de voir qu’il y avait peut-être espoir pour les femmes de se rendre loin dans le hockey. »

À ce moment, le hockey féminin de haut niveau en était à ses balbutiements.

Puis, en 1998, Manon Rhéaume garde les filets pour Équipe Canada aux Jeux de Nagano. La formation canadienne s’inclinera 3-1 en finale contre les Américaines.

« Je n’avais pas beaucoup de succès au hockey féminin, donc ce n’est pas quelque chose que je regardais, sauf cette finale-là. Ma mère m’avait réveillée en plein milieu de la nuit. Ç’a été un moment marquant pour moi. Au lieu de rêver à la Ligue nationale, maintenant c’était de rêver aux Jeux olympiques », souligne la triple médaillée d’or olympique et membre du Temple de la renommée.

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Manon Rhéaume garde les filets pour Équipe Canada aux Jeux olympiques de Nagano en 1998.

Après Nagano, Rhéaume devient enceinte. Danielle Sauvageau invite Kim St-Pierre au camp et celle-ci ne rate pas l’occasion. La vétérane tentera de regagner la formation, en vain.

« Mais elle a toujours été super fine. C’est là que j’ai eu la chance de la rencontrer pour la première fois. Ç’a été vraiment une belle rencontre. C’était impressionnant », laisse tomber St-Pierre.

Toutes deux travaillent désormais pour RDS.

Une carte de félicitations

Charline Labonté avait une affiche de Manon Rhéaume.

« C’était mon idole, je voulais faire comme elle », lance-t-elle.

Au tournant des années 2000, Labonté a disputé 28 matchs avec le Titan d’Acadie-Bathurst, devenant la deuxième femme après Rhéaume à jouer dans la LHJMQ. Cette dernière avait pris part à une rencontre avec les Draveurs de Trois-Rivières en 1991.

« Une semaine après avoir fait l’équipe, j’ai reçu à Bathurst une carte de félicitations écrite à la main. Ça venait de Manon, raconte la gardienne de Boisbriand. Je me suis dit que non seulement c’était une gardienne incroyable, mais que c’était une belle personne. Je me rappelle que ça avait été un beau boost pour moi. »

Elles se rencontreront plus tard, pour la première fois, en marge d’une compétition de roller-hockey.

« On s’était assises au restaurant et c’était comme si on se connaissait depuis toujours. Elle était tellement gentille, les deux pieds sur terre. Constater ça, ça valait de l’or pour moi », souligne Labonté, elle aussi détentrice de trois médailles d’or olympiques.

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Manon Rhéaume coordonne des programmes féminins pour l’association de hockey mineur Little Caesars, près de Detroit.

« Quand Charline est allée jouer junior majeur, je me suis dit que si mon histoire avait contribué à lui ouvrir la porte, c’était encore plus satisfaisant que de l’avoir fait moi-même, affirme Manon Rhéaume. C’est pour ça que je coache encore des filles de 12 ans. »

Établie au Michigan depuis 2004, elle coordonne des programmes féminins pour l’association de hockey mineur Little Caesars, près de Detroit.

À l’arraché

Le parcours de Manon Rhéaume jusqu’à la LNH aura été tortueux.

Elle a été la première fille à jouer au Tournoi international de hockey pee-wee de Québec. Au niveau CC. Parce qu’on la refusait au AA.

« Les entraîneurs disaient à mon père de ne pas m’amener au camp d’entraînement parce qu’ils ne prendraient pas une fille dans le AA. Et il me laissait y aller pareil sans me le dire ! relate-t-elle. Il m’aimait beaucoup. Il savait que j’aurais de la peine, mais que ça m’aidait à devenir meilleure parce que ça me motivait. »

C’est d’ailleurs à ce tournoi de Québec que la gardienne Ève Gascon l’a rencontrée, il y a une dizaine d’années. Elle évoluait alors au niveau atome et accompagnait son frère au tournoi.

« Je me rappelle que c’est mon père qui m’avait dit que c’était Manon Rhéaume et de prendre une photo ensemble. Une chance que je l’ai prise, ça m’a permis d’apprendre qui elle était », raconte l’athlète de 17 ans, qui se joindra en 2022 ou 2023 aux Bulldogs de l’Université du Minnesota à Duluth, en première division de la NCAA.

PHOTO FOURNIE PAR ÈVE GASCON

Ève Gascon et Manon Rhéaume

Rhéaume sera finalement admise dans le bantam AA. Puis, à coups de détours, de travail acharné et de quelques heureux hasards, elle se frayera un chemin jusqu’à Trois-Rivières, puis Tampa.

À ceux qui lui disent qu’elle a été invitée par Phil Esposito parce qu’elle était une fille, elle rétorque : « Parce que j’étais une fille, j’ai dû prendre un parcours différent. »

Aujourd’hui, redonner et partager est ce qui lui apporte le plus de satisfaction.

Et ce dont elle est le plus fière ?

« De ne jamais avoir lâché quand on me disait non, répond-elle sans hésiter. J’étais tout le contraire de ce qu’un gardien de but dans la Ligue nationale devrait être. Je n’avais pas la grandeur, j’étais une femme, je ne parlais même pas anglais ! Je comprenais la moitié de ce que les gens disaient. Mais ça ne m’a pas arrêtée. »