Alexandre Genois remplit ses gourdes après avoir descendu un énième col de la Vallée d’Aoste. Il est seul au monde. Que ce soit en avant ou derrière, il ne voit pas d’autres participants du Tor des Glaciers, cette épreuve de 450 km au dénivelé positif de 32 000 m. Seules quelques vaches lui tiennent compagnie au cœur de cette journée d’enfer.

« Je faisais face à deux sentiers sans savoir lequel prendre, alors j’ai demandé aux vaches : “Faites juste me dire dans quel sens se trouve la fenêtre de Champorcher” Je trouve ça débile quand j’y repense aujourd’hui, mais j’étais seul. Je n’avais jamais été aussi mal pris dans la vie. Je n’avais plus d’énergie, il n’y avait plus rien. »

Cinq kilomètres plus tard, il abandonnera l’épreuve. Mais là, assis à deux mètres d’un placide troupeau de vaches, le coureur de Cap-Santé trouve sa limite. Au troisième jour de l’épreuve, avec près de 180 km et 14 000 m de dénivelé positif dans les jambes, le physique lâche. Chaque pas est un combat entre un esprit qui lui dit de ne pas abandonner et un corps qui n’a plus rien à fournir après plusieurs épisodes de vomissement.

« J’étais dans une zone qui n’était pas agréable, souligne-t-il en maniant l’euphémisme. L’option d’appuyer sur la touche pour t’envoyer un hélicoptère parce que tu ne vas pas t’en sortir toi-même, tu y penses. Mais par contre, ce sont de gros coûts pour qu’on vienne te chercher au milieu de nulle part. »

Alors il se lève et évalue la situation. Un peu plus bas, il voit un panneau : Cognes, cinq heures [de marche]. « Ce n’est pas une option. Je ne redescends pas », se dit-il. Face au risque de passer une bonne partie de la soirée à la belle étoile, il choisit également de ne pas sortir son sac de couchage. Non, il va plutôt continuer jusqu’au refuge Miserin, qu’il évalue à quatre ou cinq kilomètres de là.

En temps normal, cette distance est un jeu d’enfant pour celui qui a déjà réussi plusieurs ultra-marathons et Ironman. Mais justement, la situation sort de l’ordinaire.

« Je savais que ça allait être extrêmement pénible, et finalement, ça m’a pris trois heures. Je marchais et je sentais mon rythme cardiaque augmenter. J’avais chaud, puis j’avais froid, alors je m’asseyais, j’attendais, puis je repartais pour 500 m. Arrivé au refuge, je n’avais même pas faim. Je voulais juste m’étendre. »

Une petite sieste et une pointe de pizza plus tard, il comprend qu’il lui sera très difficile de respecter la prochaine barrière horaire, à 46 km. Et même s’il attend un peu pour voir si son état va s’améliorer, il n’a pas oublié la chronologie de cette journée d’enfer et l’épisode bovin.

Peu de temps après avoir quitté la première base de vie à Cognes, le matin même, il a été pris d’un violent mal de cœur. « Ça voulait dire que j’étais parti un peu vite. J’ai ralenti, bu une gorgée d’eau, mais ça a continué en augmentant et j’ai vomi une première fois. S’il te reste 20 ou 40 km, tu finis quand même la course en sachant que tu vas perdre quelques livres. Mais là, j’en étais à un peu plus du tiers de la course… »

PHOTO FOURNIE PAR ALEXANDRE GENOIS

Alexandre Genois, de Québec, a participé à la première édition du Tor des Glaciers, en septembre 2019. Il a été contraint d’abandonner autour du 180e kilomètre.

Les vomissements ont repris un peu plus loin. À 2500 m d’altitude, il a sorti sa couverture pour se coucher un peu. Les 20 minutes de sieste qu’il avait prévues se sont éternisées, mais il est parvenu à s’alimenter un peu par la suite. Ce n’est qu’en redescendant le col et en s’approchant des vaches que la situation a empiré.

J’avais fait le tour. Ce n’était plus moi. Tu avances, mais tu ne sais plus pourquoi tu avances.

Alexandre Genois

La décision d’abandonner, dans le refuge Miserin, s’impose donc d’elle-même.

« Il suffisait que je sois confus dans le prochain segment de la course et que je ne sache plus mon chemin, et ç’aurait été l’hélicoptère pour de vrai. Finalement, je suis resté au refuge, car ça ne valait pas la peine de prendre le risque. »

Des problèmes matériels

Le Tor des Glaciers, événement qui soulignait le 10e anniversaire du Tor des Géants (330 km et 24 000 m de dénivelé positif), réunissait 100 coureurs parmi les plus expérimentés. Au bout du compte, seuls 40 d’entre eux ont fini l’événement dans les 190 heures imparties.

Genois, qui avait terminé le Tor des Géants en 2014, abordait cette épreuve avec confiance. « Ma préparation logistique, physique et mentale était assez à point. J’étais confiant, mais le seul aspect qui m’a fait accrocher, c’est au niveau de l’organisation. C’était une première édition et il peut y avoir un peu plus d’impondérables. D’ailleurs, à la réunion d’avant-course, les organisateurs n’avaient pas de réponse à toutes les questions. »

PHOTO FOURNIE PAR ALEXANDRE GENOIS

Alexandre Genois, de Québec

Avant cette troisième journée, il avait bien géré sa course en s’imposant, chaque nuit, une petite coupure de deux ou trois heures de sommeil. Le moral était ainsi « excellent » au 42kilomètre. Après le 100kilomètre, il commençait même à rattraper des coureurs qui, eux, étaient partis un peu trop vite. Le seul souci des deux premières journées a finalement été d’ordre matériel. Ses bâtons en aluminium se sont cassés vers le 70kilomètre.

« Je sais que ça fait partie du jeu, mais il me restait encore 29 000 m de dénivelé. Le prochain village n’était pas avant le 120kilomètre. En avançant sans bâtons, j’allais m’hypothéquer. Je fais beaucoup de ski de fond et je suis habitué à les utiliser. »

Après une tentative de réparation infructueuse, il a croisé un couple de randonneurs italiens. L’homme a fini par accepter de lui prêter ses bâtons en lui demandant de les laisser au commissariat de Courmayeur. « J’ai vu ça comme un signe. Je suis reparti avec une motivation dédoublée. »

La suite, on la connaît ou presque. Après avoir bravé la neige et le froid sur des sentiers non balisés et peu fréquentés, il est allé au bout de lui-même.

« Je suis encore très serein par rapport à cette aventure. La fois où j’étais assis avec les vaches, ça, c’était ma limite. Si je peux éviter cette zone-là pour une couple d’années… Non, ça ne me tente pas de retourner dans ce genre d’état là. »