Il y a 35 ans, Alain Bordeleau obtenait sa qualification pour les Jeux olympiques de Los Angeles en signant la meilleure performance québécoise de l'histoire au marathon. Personne ne s'est depuis approché de son temps de 2 heures, 14 minutes et 19 secondes. Dans ce texte, l'ancien marathonien revient sur ses débuts en athlétisme, sa préparation minutieuse en vue des Jeux, ainsi que sur l'épreuve olympique, dont il garde un souvenir amer.

Le 13 mai 1984, j'ai pris le deuxième rang des sélections canadiennes pour les Jeux olympiques de Los Angeles. Au passage, j'ai réalisé une performance de 2 heures, 14 minutes et 19 secondes, ce qui constituait le record québécois au marathon. Trente-cinq ans plus tard, cette marque n'a toujours pas été battue ! Pour moi, c'est une anomalie et un anachronisme.

Ce record aurait dû être battu depuis longtemps et ç'aurait été logique. C'est la nature même du sport et il faut que ce soit comme ça. Ce statu quo n'a pas de sens, surtout quand on voit l'évolution du record du monde depuis les années 80. Il s'est amélioré de près de 7 minutes pour maintenant s'établir à 2 h 1 min 39 s.

Est-ce parce que les coureurs actuels ne sont pas assez concentrés à 100 % là-dedans ? À l'époque, je me définissais totalement comme un coureur. J'ai enseigné l'éducation physique pendant longtemps, mais je n'ai jamais été un professeur. J'étais un coureur qui enseignait. Et quand j'ai dû choisir entre les deux, avec les Jeux olympiques de Los Angeles en tête, c'est le coureur qui a pris le dessus.

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J'ai toujours aimé le sport. Ma mère n'aimait pas tellement qu'on traîne dans la maison et elle nous disait d'aller dehors. J'ai fait du tennis, de l'aviron, et du hockey comme tout jeune Québécois. Puis, un jour, mon père a vu une émission de télévision sur un club d'athlétisme. J'y suis allé et j'ai rapidement aimé ça. Les deux premières années, je faisais du saut en longueur, du saut en hauteur, du 300 m, du 400 m et même de la perche.

J'ai commencé à pratiquer l'athlétisme en 1972 et j'ai réalisé ce record de 2 h 14 min 19 s en 1984. Pendant ces 12 ans, j'ai couru, couru et encore couru.

Je suis notamment allé à l'Université d'Idaho State en 1977 pendant une seule session. Je n'ai pas été emballé par mon expérience et à mon retour, je suis allé voir Benoit Leduc, qui a été mon entraîneur jusqu'à mon record et même après. C'est avec lui que je me suis développé comme athlète. Il était entraîneur du Club Regina Mundi et je le connaissais parce qu'il coachait des gars contre qui je courais. Il était un visage connu en athlétisme et ça a cliqué dès qu'on s'est parlé.

Sa personnalité s'accordait bien avec la mienne. J'étais dans une recherche de dépassement et Ben était dans la même démarche, mais avec 100 athlètes. On travaillait très fort. Je me rappelle que Ben m'avait dit un jour : « Celui qui va vouloir battre ton record va devoir travailler fort en chien. » Sa philosophie était de faire beaucoup de volume et d'endurance. On pouvait faire certaines semaines jusqu'à 220, 230 km, mais tout ça s'est fait de façon graduelle. À cette époque, une semaine de 160 km, c'était une semaine de récupération.

J'avais constamment la course en tête. Je me levais, j'allais m'entraîner, je pouvais rentrer, faire des étirements, déjeuner et me recoucher puisque je recommençais l'après-midi.

Quand j'enseignais, je pouvais aller courir à 6 h ou 7 h le matin avant d'aller à l'école. Comme je n'avais jamais des journées pleines, je pouvais aller dormir dans un local pendant une heure. Je m'organisais toujours en fonction de ce que je devais faire pour être en forme.

On s'entraînait 12 fois par semaine et je pouvais dormir entre 10 et 12 heures chaque jour.

J'aimais ce que je faisais, donc je n'ai jamais perçu que je faisais des sacrifices. M'entraîner faisait partie de moi et je mettais toutes mes énergies là-dedans.

Je n'étais pas quelqu'un qui avait une énorme vie sociale. On m'a souvent demandé : « Ah, ça doit être difficile, ça doit être beaucoup de sacrifices. » Comment peut-on parler de sacrifices quand on fait ce qui nous passionne ? Courir les discothèques n'a jamais été d'un grand intérêt !

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Le marathon, ce n'est pas quelque chose qui était dans la ligne de mire au début ou lorsque j'ai commencé à faire des compétitions plus orientées vers le demi-fond. On faisait de l'athlétisme et je peux dire que je suis allé à bonne école. Pour Ben, on était des « coureurs », et un coureur, ça court toutes les distances, du 1500 au 10 000 mètres.

À l'automne 1981, je me suis assis avec lui et on a commencé à réfléchir à la distance qui me permettrait d'aller aux Jeux olympiques de 1984. On a évalué que le marathon était la distance sur laquelle j'avais le plus de chances de réussir alors que je n'en avais pas encore couru un seul.

Ma première expérience, je l'ai faite en mai 1982, à Montréal. J'ai fait 2 h 23 min 29 s un jour où il faisait plus de 30 degrés. Ce n'était pas idéal comme début, mais c'était un premier contact avec la distance.

J'ai couru mon deuxième marathon, toujours à Montréal, en septembre 1983 avec un temps de 2 h 16 min 36 s. Avant la course, les médias avaient fait grand cas d'un premier coureur « québécois » sous les 2 h 20. Avec Ben, on avait établi un plan de course que j'ai respecté à la lettre. On savait que mon temps de l'année précédente était en deçà de ce que je pouvais faire.

Ce deuxième marathon nous a confirmé que je progressais vers l'objectif qui était les Jeux et, avant ça, les sélections olympiques.

Au printemps 1984, les deux premiers du marathon d'Ottawa étaient automatiquement retenus pour représenter le Canada aux Jeux de Los Angeles. À l'échauffement, on sait si la journée va bien se passer ou pas. Dans mon esprit, je me savais déjà « sélectionné » et ce matin-là, ça m'agaçait de devoir m'échauffer. J'aurais voulu déjà être dans la course. Je ne suis pas du tout prétentieux dans la vie, mais j'avais tellement visualisé ce moment, depuis l'automne 1981, qu'il ne restait plus qu'à le rendre réalité.

Mis à part mon chrono, qui est l'actuel record québécois, je n'ai que peu de souvenirs de la course. On m'a dit, plus tard, que j'avais une minute d'avance au demi-marathon. J'étais tellement concentré que je ne peux même pas dire quand j'ai commencé à distancer les autres. Je ne me rappelle même pas avoir senti qu'il y avait un fort vent de face pour la première moitié du parcours. J'étais concentré sur mes sensations et ma course. Le reste n'existait pas. Quelques coureurs m'ont distancé vers le 30e km, mais c'était comme le paysage pour moi. J'ai juste continué, je suis resté dans ma bulle. Je les ai tous rattrapés à l'exception de Dave Edge, le futur gagnant, et à moins de 1 km, je me suis collé à Art Boileau. Là, je me suis dit que je devais le passer pour terminer deuxième. C'est la seule fois où je suis sorti de ma bulle.

Après cette course, on a pris du repos et on a préparé les Jeux en incluant quelques compétitions sur piste. Mais malheureusement, les Jeux olympiques ne se sont pas passés comme prévu.

Il y a un illuminé qui a proposé de présenter le marathon pendant la cérémonie de fermeture. Et comme c'était en début de soirée, le départ a été donné vers 17 h, à un moment où la chaleur et le taux de pollution sont les plus élevés à Los Angeles. On nous a même dit que les coureurs qui dépasseraient un certain temps devraient finir dans le stationnement plutôt que dans le stade. La cérémonie de fermeture devait reprendre... Ça en dit beaucoup sur le respect qu'ont ces gens pour les athlètes.

Il faisait tellement chaud que tous les coureurs ont fait leur échauffement dans le gymnase adjacent au départ. En plus, le parcours était composé de 21 km en descendant, puis de 21 km en montant. Mais ce n'était pas un dénivelé facile qui te permettait de rouler. Au bout de 21 km, tu avais les jambes mortes parce que tu étais tout le temps sur le frein. Je me souviens qu'on s'était donné des balises et que, malgré mes sensations, j'étais peut-être une trentaine de secondes trop lent au 5e km. Je me suis dit : « Ok, pour les prochains 5 km, je dois accélérer », mais rien n'avait changé au 10e km. Je me rappelle m'être dit que la journée allait être longue.

Ça n'a pas été une expérience agréable. Le seul petit élément positif est que je l'ai fini et que j'ai donné tout ce que j'ai pu. Il était hors de question d'abandonner. J'aurais pu arrêter même si je savais que ça allait être difficile dès la première partie de la course.

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Après 1984, on a repris le rythme, j'ai fait des courses sur piste, quelques marathons, mais le focus n'était pas le même. J'aimais beaucoup le cross-country et c'était un must pour moi d'aller aux championnats du monde qui se tenaient tous les ans en mars.

Et 35 ans plus tard ? Je prends encore plaisir à courir. D'ailleurs, je n'ai jamais vraiment arrêté, mais c'est avec une optique différente. Je peux courir deux ou quatre fois dans la semaine, ça n'a pas d'importance. Je le fais pour être dehors, bouger et garder la forme. Je ne fais plus d'entraînement organisé en vue d'une course.

Je suis aussi le président-fondateur du Marathon du P'tit Train du Nord. Ça nous occupe à l'année parce que c'est un événement qui est apprécié des coureurs, qui est populaire et qui a connu un succès instantané. Quand je vois de tels paysages, je me dis même que j'aurais aimé être en forme pour pouvoir le courir.

- Propos recueillis par Pascal Milano, La Presse

« Il n'y a personne proche du record »

Le 21 octobre dernier, Cam Levins battait le record canadien du marathon détenu par Jerome Drayton depuis... 43 ans (2 h 9 min 25 s). La marque québécoise, établie par Alain Bordeleau en 1984, est-elle maintenant dans le viseur ? Pas à court ou moyen terme, selon les intervenants consultés par La Presse. « Le record est en sécurité. Celui qui va le battre ne court pas encore ou on ne le connaît pas encore », tranche le marathonien Anthony Larouche. « Tant qu'on n'a pas les conditions gagnantes, le record va rester. Je ne vois personne qui va le menacer », renchérit l'entraîneur Jean-Yves Cloutier.



Un creux

Selon les données de la Fédération d'athlétisme, Bordeleau est descendu à quatre reprises sous la barre des 2 h 20 min. David Le Porho est le seul athlète du XXIe siècle à avoir intégré le top 10 des coureurs les plus rapides (2 h 19 min 37 s à Sacramento en 2015). « On voit qu'il y a eu un boom dans les années 80 en matière de performance. Après, ça a vraiment baissé dans les années 2000, autant au Québec qu'au Canada ou ailleurs », analyse le président de la Fédération québécoise, Marc Desjardins.

Les cinq meilleures performances québécoises de l'histoire

1. 2 h 14 min 19 s, Alain Bordeleau/Ottawa, 13 mai 1984

2. 2 h 16 min 36 s, Alain Bordeleau/Montréal, 25 septembre 1984

3. 2 h 17 min 55 s, Janik Lambert/Chicago, 24 octobre 1999

4. 2 h 18 min 23 s, Janik Lambert/Sacramento, 6 décembre 1998

5. 2 h 18 min 47 s, Michel Brochu/Londres, 21 avril 1991

Source : Fédération d'athlétisme du Québec

Une approche différente

Les années 80 correspondent à un âge d'or de la course à pied et surtout du marathon. Mais l'approche n'était pas la même que celle d'aujourd'hui, estime l'entraîneur Jean-Yves Cloutier. « La masse de gens était plus axée vers la performance à cette époque. Aujourd'hui, on a plus une mentalité récréative. On a des gens de grand talent, mais ils ne veulent pas mettre l'effort. Ils ont peut-être raison. Pourquoi mettre 10 ans de ta vie pour faire 2 h 14 min ? Au bout du compte, tu n'auras rien mis à part ce chrono. »

« Devenir marathonien, ça prend une implication totale, avec plusieurs heures d'entraînement par jour et du repos. On ne s'improvise pas marathonien du jour au lendemain, cela demande de la persévérance. Ça prend aussi une progression dans les épreuves et donc passer par le 5000 m ou le 10 000 m avant. Le marathon est un sport à développement un peu plus lent. »

- Marc Desjardins, président de la Fédération d'athlétisme

Une grille

Quels temps faut-il réaliser sur de plus courtes distances pour espérer égaler le record d'Alain Bordeleau (2 h 14 min 19 s) ? Jean-Yves Cloutier s'appuie sur une grille largement utilisée par les entraîneurs.

Demi-marathon : 1 h 3 min (2 min 59 s/km)

10 km : 28 min 45 s (2 min52 s/km)

5 km : 13 min 45 s (2 min 44 s/km)

« Quand tu tiens compte de la globalité du sport et de son évolution, 2 h 14 min aurait dû être surpassé depuis longtemps. Je devrais être plus bas dans la liste, comme c'est le cas pour mon temps au 5 km. Pourquoi ça n'a pas bougé ? Ce n'est pas une question de prédisposition parce que, à l'époque où je courais, j'estime qu'il y avait des athlètes qui possédaient plus de prédispositions physiques et physiologiques que moi. Je ne peux pas croire que, depuis 35 ans, il n'y ait eu personne avec les prédispositions pour me battre. »

- Alain Bordeleau

Un travail à temps plein

Selon Jean-Yves Cloutier, le pic de forme d'un marathonien se situe entre 26 et 32 ans. À cet âge-là, plusieurs sphères s'entremêlent : le début et la consolidation d'une carrière professionnelle, la fondation d'une famille et, évidemment, les heures d'entraînement. « Plus tu te rapproches du top 100 ou top 200, plus ça devient un emploi à temps plein. C'est utopique de dire qu'un athlète peut travailler à temps plein. Tu vas peut-être te rendre à 2 h 16 min, 2 h 18 min ou 2 h 22 min en faisant beaucoup de sacrifices. Pour passer le 2 h 15 min, ça prend un contexte particulier, en plus du talent. [...] Il faut un encadrement financier pour que l'athlète s'entraîne à temps plein. »

Concrètement, cet appui changerait quoi dans le quotidien d'Anthony Larouche ? « On serait capables de faire 15-20 km supplémentaires chaque semaine et on commencerait les entraînements plus reposés. Ce n'est pas super quand tu les commences avec les yeux collés parce que tu es stressé ou parce que tu as eu une grosse journée au travail », décrit le père de deux jeunes enfants. Jean-Yves Cloutier plaide, par ailleurs, pour que l'enveloppe budgétaire allouée aux entraîneurs, « qui n'a pas évolué en 30 ans », soit améliorée.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

David Le Porho

PHOTO JASON FRANSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

« Pour l'instant, il n'y a personne qui est proche du record. On se demande comment certains qui font de la plus courte distance, comme Charles Philibert-Thiboutot ou Jean-Simon Desgagnés, feraient sur le marathon. Dans l'avenir proche, je ne vois personne qui peut encore le battre, mais dans deux, trois, quatre ans, ça pourrait être plus atteignable. » - François Jarry, marathonien