La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Aujourd’hui : Émilie*, mi-trentaine.

Émilie a un amoureux. Un mari, en fait. Et oui, ils ont une sexualité. Parce que l’asexualité est un spectre, mesdames et messieurs. Avec une infinie variété de réalités. En voici une.

La trentenaire nous a donné rendez-vous dans un joli parc du centre de la ville, un matin ensoleillé de mai. Coquette, dans sa jupe longue et son t-shirt à dentelle, elle s’assoit devant nous en riant nerveusement.

« Super straight. Peut-être un peu coincée. C’est comme ça que j’ai l’impression que les gens me voient », déclare-t-elle d’emblée, avec ce léger énervement dans la voix qui ne la lâchera pas de l’entretien.

Toute sa vie, elle s’est sentie différente : « bizarre », « extraterrestre », carrément « brisée », confiera-t-elle même, au bout d’une grosse heure de confidences (pas mal, pour quelqu’un qui ne jase « jamais » de sexualité), les yeux pleins d’eau. Mais plus maintenant. Plus depuis qu’elle a mis le doigt, ou le mot, sur son état, ou son « orientation », plutôt : « dans le spectre de l’asexualité, résume-t-elle. Je n’avais jamais réalisé qu’il y avait vraiment de la subtilité là-dedans. Qu’il est possible d’être asexuelle et d’être dans une relation amoureuse. Et d’être heureuse avec ça. Sans avoir une aversion au sexe. »

Mais clairement, mon rapport avec la sexualité n’est pas comme celui des autres.

Émilie, mi-trentaine

Un rapport qui remonte assez loin, d’ailleurs : « J’ai toujours été super nerd, ma famille est nerd, on est tous des intellos et on n’a pas de problème avec ça. Ma famille est vraiment conservatrice. Et j’ai toujours eu l’impression que le sexe, c’était quelque chose de pas bien. Je n’ai pas été brimée nécessairement. Mais on dirait que j’ai toujours gardé cette idée. » Laquelle ? « Que ce n’était pas bien, répète-t-elle. Ou juste bizarre. Et que quand je serais adulte, ça allait changer. […] Mais ça n’a pas changé… »

Le mot « bizarre » revient souvent pendant la conversation. On lui demande de clarifier : « peut-être que c’était plus un inconfort ? », s’interroge-t-elle.

Un inconfort qui ne s’applique par ailleurs pas, mais pas du tout, à l’autosatisfaction. Si elle se masturbait ? « Mais oui, répond-elle, sur le ton de l’évidence. Toujours ! […] Et depuis que je suis vraiment jeune. C’est un genre de release [relâchement]. […] Un peu comme quand je me dis : j’ai faim, je vais manger quelque chose. » Mais sans désirer quoi que ce soit en particulier. Un détail révélateur, vous verrez.

À l’adolescence, Émilie vit une première expérience sexuelle avec un premier amoureux. « Évidemment les lumières éteintes », précise-t-elle. Et puis ? « Correct », ni plus ni moins. « Rien de groundbreaking ». Correct « physiquement », finit-on par comprendre, mais pas exactement « mentalement ». « Comme si je n’étais pas mentalement confortable… »

Pendant toute sa vingtaine, ce décalage se confirme. Elle se fait des amoureux, couche avec, et les expériences demeurent « correctes ». Quoique trop fréquentes à son goût. Elle poursuit avec une nouvelle métaphore. « Comme si je sortais avec un gars qui joue au tennis. OK, le tennis, c’est correct. Je suis sportive. Mais ce n’est pas mon sport préféré. Et ce n’est pas comme si je me levais le matin avec une grosse envie de jouer au tennis. »

À travers toutes ces relations (une dizaine environ), Émilie a en outre l’impression d’être « en compétition » avec le sexe. En compétition ? « J’avais toujours cette question : à quel point ces gars m’aiment moi ou parce qu’on a une relation et on couche ensemble ? »

J’avais vraiment l’impression que c’était moi le problème, que j’étais juste bizarre. Pas assez adulte ? Pas assez mature ?

Émilie, mi-trentaine

C’est finalement fin vingtaine, et par l’entremise d’une amie, qu’Émilie finit par rencontrer un homme différent. « Super intello » comme elle, et surtout zéro entreprenant. « Il ne m’a pas demandé si j’avais un chum, j’ai trouvé ça intrigant. » Après deux années à se fréquenter comme amis, purement et simplement (« et il n’y a jamais eu d’allusion ! »), Émilie n’en revient pas : « C’est la première fois que j’ai l’impression que quelqu’un me voit juste pour moi. »

Il faut dire que monsieur, de son côté, n’a non seulement jamais été en relation (« je pense qu’il est sur le spectre de l’aromantisme ! »), mais n’a jamais couché avec une fille non plus. « Il aurait pu être tout seul. Ça le satisfait. »

Alors ils se sont essayés, comme on dit. Et ça a cliqué. Très progressivement, graduellement, ils ont commencé par se tenir la main, puis s’embrasser, jusqu’à faire l’amour. « Et ç’a été infiniment plus le fun que dans mes autres relations », rayonne Émilie. Elle a aussi sa petite idée sur la question : « Parce que j’avais l’impression que ce gars ne voulait pas le sexe, il voulait moi, à 100 %. C’est la première fois que je ne me sentais pas objectivée. »

Cela va faire bientôt dix ans. Et croyez-le ou non, leur intimité n’est allée qu’en s’améliorant avec le temps. « On peut passer trois ou quatre mois sans coucher ensemble, précise-t-elle, mais on ne sera pas frustrés, parce qu’on sait chacun se faire plaisir. […] Et c’est pour ça que je n’ai jamais été aussi satisfaite ou que je ne me suis jamais sentie aussi respectée dans une relation. »

Il faut dire qu’elle a fait son bout de chemin de son côté. Après s’être informée sur le sujet (à la suite de conseils d’une amie trans, puis d’un copain queer qui, comme elle, « ne fittent pas dans le moule »), Émilie a compris : elle ne connaît pas, ou du moins ne ressent pas, le désir comme « les autres », explique-t-elle.

Je ne ressens pas cette attraction. Je ne suis même pas certaine c’est quoi, le désir.

Émilie, mi-trentaine

Énième métaphore ici : « Un peu comme les daltoniens, qui ne peuvent pas te dire quelles couleurs ils ne voient pas… »

Alors en tant que daltonienne du désir, donc, quand Émilie a des relations sexuelles avec son mari, c’est davantage par envie de rapprochement, ou d’intimité, que par pulsion sexuelle. Même si oui, elle prend son pied. « Vraiment, presque trop ! sourit-elle. Je vois des étoiles. » Mais ça ne lui donne pas davantage envie de trop récidiver. Comme quand elle a faim, elle n’a pas tout le temps envie de manger du chocolat. Elle peut aussi bien manger n’importe quoi.

Mais l’important n’est pas là. « Peu importe à quel point t’es un peu bizarre, ou très bizarre, conclut ici Émilie, tant que tu trouves quelqu’un de bizarre de la même façon, t’es normale dans ta relation ! […] Je suis bizarre, mais pas si bizarre que ça ! »

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat