Arts et être vous propose chaque dimanche un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Cette semaine : ASHLEY*, 51 ans

Ashley* a 51 ans. Mais jusqu’à l’an dernier, Ashley s’appelait Jake*. Vous l’avez compris : Ashley est trans. Récit d’une longue et épique transition en dents de scie. Une transition qui n’est pas finie.

Elle nous attend, assise au fond d’un restaurant du Vieux-Montréal. Elle est venue de l’Ontario pour nous rencontrer. Son but : « ouvrir les esprits » et surtout en finir avec le « jugement ». « Ce sont des vies qui ne sont pas faciles. Il faut que les gens s’en rendent compte : ce n’est pas une partie de plaisir… »

Il faut dire qu’Ashley ne ressemble en rien à la trans que vous pourriez imaginer. Oubliez la flamboyante Caitlyn Jenner. « La réalité, ce n’est pas ça… » Les cheveux blonds, longs, remontés en queue de cheval, Ashley ne porte pas — ou peu (ou, du moins, ça ne se voit pas) — de maquillage. À part quelques bracelets aux poignets et de timides anneaux aux oreilles, avec son jean et son t-shirt gris, disons qu’elle ne déborde pas de féminité, encore moins d’extravagance. « C’est un monde qu’on connaît très peu… », dit-elle de sa voix grave qui détonne un peu. La preuve : son propre père, l’an dernier, lors de son dévoilement à 50 ans, « pensait que c’était une maladie ». « Il m’a souhaité “prompt rétablissement”… »

La vie de Jake

Devant une niçoise et un verre de blanc, Ashley, avec ses grands yeux bleus et son sourire doux, commence donc par nous raconter Jake. « Je n’ai jamais eu d’affinités liées à la gent masculine », dit-elle d’emblée. Déjà, tout petit, ses amis, c’étaient toujours des amies. Un documentaire, vu vers 10 ans, l’a littéralement réveillé : « La transsexualité ! Ça m’a tellement parlé… »

À l’adolescence, Jake n’en dort plus. Il rêve de se réveiller en fille. « J’avais juste envie de me mutiler les organes génitaux. » Mais il n’en a jamais soufflé le moindre mot. C’étaient les années 80, et on ne parlait pas de ça : « C’était tabou à mort. »

Avec son argent de poche, Jake commence alors à s’acheter (en cachette, il va sans dire) ses premiers vêtements de femme. Il se promène en robe, tard le soir dans des quartiers éloignés, avec un urgent besoin de « s’exprimer ». Et ce faisant, il se sent atrocement coupable : « Mais qu’est-ce que je fais ? »

C’est sur le tard, vers 23 ans, qu’il a finalement sa première relation sexuelle, avec sa copine de l’époque. « J’ai toujours aimé les femmes. » C’est elle qui fait les premiers pas. Pas le choix : « Je n’avais absolument aucune idée quoi faire avec ce que j’avais entre les jambes. » Toute sa vie, ce sera d’ailleurs un enjeu. Un gros enjeu. Il faut dire que toute son adolescence, Jake s’est masturbé sans jamais vraiment se toucher, « en prenant des positions, en croisant les jambes, ça se passait beaucoup dans [sa] tête »...

Sauf que voilà : le fait de rencontrer cette femme, d’avoir cette première relation, bref, de faire comme tout le monde et d’agir ainsi en homme le convainc que, peut-être, il peut se « conformer ». Une croyance qui lui reviendra plusieurs fois dans sa vie…

N’empêche. Dans l’action, Jake ne « performe » pas. « Je perds les moyens. »

Je n’étais pas bien, pas bien, pas bien. Ce n’était pas moi. Je ne sentais pas que c’était moi.

Ashley, 51 ans

Ils se marient malgré tout et, sans surprise, un mois après la cérémonie, sa femme demande le divorce. « C’était une mascarade… »

Les mois passent. À 28 ans, Jake rencontre une nouvelle femme avec qui, cette fois, la chimie est au rendez-vous. « J’ai vraiment connu l’orgasme. » À un point tel qu’il croit être en voie de se conformer. Mais pour toutes sortes de raisons, la relation ne dure pas. Et ses questionnements identitaires reprennent de plus belle.

Le « grand voyage »

Jake a maintenant 30 ans et une amie plutôt ouverte d’esprit (avec qui il ne couche pas, mais vit plutôt des plaisirs « sensuels »), devant qui il ose se montrer tel qu’il est. C’est elle qui le pousse à prendre rendez-vous avec un expert en questions de genre. Les rencontres lui permettent d’évoluer : tranquillement, après les robes et les talons, Jake entame ici une hormonothérapie. « Le début d’un grand voyage. […] Je me rase, je me maquille, c’est la totale. » Il joue alors la carte « androgyne ».

Toujours célibataire, Jake s’inscrit alors sur une ligne de rencontres téléphoniques (l’ancêtre des sites de rencontre) où, surprise, il existe une catégorie « trans ». Il se fait donc appeler Ashley et, autre surprise, « ce sont des hommes qui connectent » avec elle… Mais comme les hommes, ça n’est pas son truc (deux rencontres le lui confirment), Ashley se consacre plutôt aux conversations érotiques. Une activité idéale, vu les circonstances, et malgré sa voix grave.

Je suis capable d’être très féminine, douce et suave. C’est un jeu. C’est très sensuel. Et c’était une échappatoire, pour moi.

Ashley, 51 ans

Ashley prend son pied. Sauf qu’à l’usage, les fantasmes de ses interlocuteurs, notamment une objectivisation à l’extrême des femmes, l’écœurent. « Turn off. » Ainsi prend fin cette « phase ».

Pendant près de 10 ans, c’est ensuite le calme plat. Ou plutôt la quête : Jake de jour (où il se plonge dans une carrière professionnelle florissante), Ashley de nuit. « Je me cherchais… » Dix années de vide, sexuellement parlant. Jusqu’au jour où Jake rencontre une énième femme, de qui il tombe follement amoureux. Vous devinez la suite. « Je refoulais grave », résume Ashley, plusieurs thérapies plus tard. Exit, à nouveau, la garde-robe de femme, Jake interrompt même son hormonothérapie et se donne à fond dans cette nouvelle relation, qui durera six ans malgré tous ses soucis (difficultés à avoir une érection, frustrations mutuelles mais non partagées).

La fin de Jake

Ils ont fini par se séparer. C’était il y a deux ans. Et depuis, tout a déboulé. Ashley a repris les hormones (pour de bon cette fois), s’affiche désormais au travail, et a même fait son coming-out auprès de sa famille. Légalement, Jake n’existe d’ailleurs même plus. Sur papier, maintenant, c’est Ashley.

Dernier défi, et non le moindre, la vaginoplastie. Pas le choix. « Si tu veux rencontrer une femme attirée par une femme, et que tu n’as pas les bons organes génitaux, ça ne marche pas. » Quand elle se retrouve dans des groupes de femmes célibataires, elle le voit, le sait et le sent : « T’es pas de cette gang-là. T’es pas des leurs… » Et ce subtil rejet, « c’est dur, dur, dur »...

Cela fait plus de deux heures qu’Ashley se confie. On peine à mesurer tous ses défis, passés et à venir. Elle les résume ainsi : « Les gens ont de la difficulté à nous mettre dans une case… » Son souhait ? Vivre dans « l’authenticité », conclut-elle. Enfin.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat.