Pour mon anniversaire, j’ai décidé de m’offrir un cadeau. Fiston a reçu de son grand-père une table tournante à Noël. Nous l’avons installée au salon, où mon « système de son » – dernier cri il y a deux décennies – ne sert plus depuis belle lurette. Fiston a pu enfin constater toute l’ampleur et la richesse des disques de rap français qu’il écoutait jusque-là dans sa chambre sur un pick-up.

Je n’ai pas succombé à l’appel du vinyle 2.0. Je ne me voyais pas racheter, au double du prix, des albums que j’ai d’abord possédés en cassette, puis en CD. J’ai conservé le premier 33 tours que j’ai acheté avec mon argent de poche, Thriller de Michael Jackson. Mais comme la plupart des enfants des années 1980, je suis aussitôt passé à la cassette, support qui revient inexplicablement à la mode.

J’ai en revanche exploré pendant toute mon adolescence la collection de 33 tours de mon père : d’Alice Cooper à Led Zeppelin et de Mike Oldfield à Harmonium, en passant par Bob Dylan, John Lennon et Leonard Cohen, la sainte trinité chez les Cassivi.

Je repensais par hasard à David Crosby, le matin avant sa mort, et à l’album Déjà Vu de Crosby, Stills, Nash & Young, que j’ai tant écouté avec mon père à l’adolescence. À la même époque, un ami m’avait prêté sa collection complète de disques de Black Sabbath, que j’avais copiée sur des cassettes vierges.

C’était juste avant que l’on passe tous au CD et que nos virées chez les disquaires, d’abord chez Sam The Record Man, puis chez HMV pour les albums au goût du jour, sinon chez Dutchys et Cheap Thrills pour les perles rares en importation, ne meublent nos samedis après-midi. J’avais tenté, sans succès, d’obtenir un poste de disquaire chez Discus, au Fairview Pointe-Claire.

J’ai enfin l’âge que me donnent depuis longtemps mes cheveux, m’a fait remarquer mon amie Chantal. Dans notre match de ligue de garage, dimanche dernier, on disait à la blague, mon frère et moi, que nous comptions à nous deux pour un siècle d’expérience à la ligne bleue.

Le jour de mon 50e anniversaire, inspiré par le cadeau de Noël de Fiston, j’ai voulu m’offrir en 33 tours l’album qui a le plus marqué ma jeunesse, OK Computer de Radiohead.

Je suis allé chez le disquaire du coin et j’ai trouvé trois albums du groupe d’Oxford, mais pas celui que je cherchais. Je me suis rabattu, dans la section des disques d’occasion soldés, sur « l’album bleu » des Beatles, celui que j’ai sans doute le plus écouté dans mon enfance.

J’étais à peine sorti du magasin que Fiston m’appelait. Il avait oublié sa clé et m’attendait devant la porte. « J’ai un cadeau pour toi », a-t-il dit en m’apercevant, un disque sous le bras. Il est parti le chercher et est revenu – vous l’aurez deviné –, avec le 33 tours d’OK Computer, qu’il avait acheté la veille, chez le même disquaire. Synchronicité, comme dirait Gordon Sumner.

On s’est assis côte à côte dans le canapé du salon et on a écouté les deux disques. Sans dire un mot, sans consulter nos téléphones, sans passer outre la moindre chanson, absorbés tout entier par la musique. Le bonheur pur, de plus en plus rare, de l’écoute attentive, sans rien pour la perturber.

Ça faisait un bail que j’avais fait ça : m’asseoir au salon seulement pour écouter un album au complet. Comme je le ferais pour un film ou une série. Je me suis souvenu que je faisais ça jadis avec mon ami Simon. Aujourd’hui, il achète des disques vinyles à pratiquement tous les spectacles auxquels il assiste… alors qu’il ne possède pas de table tournante.

Je ne me souvenais pas de la dernière fois que j’avais mis les pieds dans un magasin de disques. Mes CD sont rangés au sous-sol depuis la révolution numérique. J’avais oublié ce plaisir simple de me promener dans les rangées, à laisser mon regard s’attarder sur une pochette, à faire défiler les albums dans les bacs avec mon index, comme un Rolodex. C’est une pratique en voie de disparition, et avec elle des institutions comme le magasin Archambault de la rue Berri.

« Il faut que je rappelle à mes fils qu’on n’avait pas tout à la portée de la main. Qu’il fallait chercher et qu’on ne trouvait pas toujours l’album qu’on voulait ! », me disait cette semaine mon ami Alex.

J’ai raconté l’anecdote d’OK Computer à Alain Farah, que j’ai rencontré par hasard cette semaine avec Fiston. Il s’est aussitôt emballé, professant son amour de Radiohead avec sa verve habituelle, en racontant à Fiston qu’il avait collectionné des CD rares du groupe au fil des ans. Il m’a écrit deux jours plus tard pour me dire qu’il pourrait lui envoyer des photos des disques.

J’ai dû lui avouer que devant son enthousiasme, Fiston n’avait pas osé lui dire qu’il ne connaissait pas vraiment Radiohead et qu’il avait surtout écouté OK Computer avec moi pour me faire plaisir. « Ah ! Les pères et les fils ! », m’a répondu Alain.

J’ai pensé à la chanson Father and Son de Cat Stevens, de l’album Tea for The Tillerman qu’on écoutait en boucle à la maison quand j’étais jeune. Cette chanson déchirante qui m’émeut chaque fois, parce qu’elle me fait penser à mon papa. Ah ! Les pères et les fils…