Combien de temps passons-nous à table ? Selon une étude de l’OCDE, au Canada, nous consacrons en moyenne au quotidien 1 h 5 min pour nos trois repas alors que les Français, en tête de liste, y passent 2 h 13 min. Le rituel des soupers familiaux est-il chose du passé ?

Véronique Côté, mère de deux enfants de 10 et 12 ans, estime que le repas du soir en famille est un rendez-vous important. En moyenne par jour, la famille passe 1 h 20 min ensemble à table, et la fin de semaine, près de 2 h. « On mange ensemble tous les quatre, le matin et le soir, mais les devoirs et les activités sportives des enfants viennent parfois bousculer l’emploi du temps, confie-t-elle. On essaie de se retrouver tous les soirs vers 18 h, à table. C’est un rituel, on discute de l’école, des recettes qu’on veut tester. C’est un moment où il y a de vrais échanges. »

En Europe, le rituel dure encore plus longtemps. La grande différence entre l’Amérique du Nord et les pays méditerranéens se trouve dans la commensalité, un terme qui signifie le partage des repas.

« Le repas, c’est deux choses : c’est la nourriture et c’est la sociabilité. Le repas, c’est un moment de sociabilité par excellence et l’importance des liens sociaux est plus forte dans les pays de type méditerranéen, comme la France, l’Italie et l’Espagne », explique Jean-Pierre Lemasson, spécialiste de l’histoire de la gastronomie québécoise et professeur retraité de l’UQAM.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Pierre Lemasson, professeur retraité de l’UQAM, spécialiste de l’histoire de la gastronomie québécoise

Le repas, c’est un moment de retrouvailles de la famille autour de la table.

Jean-Pierre Lemasson, spécialiste de l’histoire de la gastronomie québécoise et professeur retraité de l’UQAM

« Le repas gastronomique français est inscrit par l’UNESCO au patrimoine parce qu’il y a une véritable culture culinaire, ça fait partie du sacré au quotidien, poursuit-il. On ne peut pas imaginer la vie sans moments passés à table. Le partage dans la convivialité, c’est constitutif aux cultures latines. Le plaisir de la sociabilité à table est très différent dans les pays anglo-saxons, même si le Québec se situe à mi-chemin. Ici, on se réunit le soir à table de manière plus rapide, et les rythmes familiaux sont différents lorsqu’on a des adolescents. »

L’enseignant-chercheur en sociologie Philippe Cardon rappelle que le repas partagé est institutionnalisé en France, dès la petite enfance.

Il y a cette idée que les repas partagés en famille, c’est un moment de discussion et d’éducation, un moment où on transmet des valeurs.

Philippe Cardon, professeur et chercheur en sociologie de l’Université de Lille

« On est un pays où le repas partagé est institutionnalisé dans les familles, mais aussi à l’école avec les cantines scolaires et même dans les entreprises où on retrouve aussi des cantines, ce qui explique le temps passé à table. Vers 12 h 30 ou 13 h, la France entière mange, et en province 65 % des salariés retournent manger chez eux le midi, ce qui est énorme. Le temps des repas organise les autres temps sociaux et structure le temps de travail », analyse ce professeur d’université de Lille.

Le manque de temps, un problème

Nathalie Lachance, sociologue de l’alimentation, souligne que le rapport au temps « n’est pas le même en Amérique du Nord, tout comme le rapport à la nourriture ». « On mange dans sa voiture ou entre les différentes activités des enfants, et le midi, on mange aussi beaucoup plus vite devant son ordinateur, ce qui n’est pas le cas dans les pays méditerranéens, observe-t-elle. On a un rythme de vie plus accéléré, on ne discute pas des heures en prenant un café, on organise des réunions le midi tout en mangeant et on court toujours après le temps ! »

Un avis que partage Jean-Claude Moubarac, professeur agrégé et chercheur au département de nutrition de l’Université de Montréal.

Nous sommes obsédés par le manque de temps, on veut faire vite et on oublie l’essentiel, car prendre le temps de manger, c’est important. Il y a une dévalorisation de l’acte de manger, on mange n’importe quoi, le plus vite possible, et on perd des bienfaits de la nourriture et de la sociabilité.

Jean-Claude Moubarac, professeur agrégé et chercheur au département de nutrition de l’Université de Montréal

« Dans nos écoles, j’ai lu des choses qui me glacent le dos. Si on regarde le temps et l’espace alloué à la pause du midi, parfois des élèves ont 15 minutes pour manger… dans un corridor ! On ne peut pas développer de culture alimentaire dans ce contexte », déplore M. Moubarac.

Il ajoute que les Canadiens sont de grands consommateurs de produits ultra-transformés, associés à la mauvaise alimentation. Ces choix ont un effet sur le temps passé à table, sur notre santé physique et mentale et sur notre vie sociale. Manger devient alors un acte très individuel. On perd les bienfaits du partage du repas. Il donne en exemple ses collègues universitaires brésiliens qui ne comprennent pas pourquoi les Nord-Américains organisent des dîners-conférences, car l’idée de manger et d’assister à une conférence en même temps leur est indécente ! « Ça montre l’importance de la culture alimentaire, car ils prennent le temps de manger sans rien faire d’autre alors que nous, on mange souvent à la va-vite ! »

L’autre grande différence est que manger ne constitue pas notre activité principale. « Ce qui est très différent des Français qui s’y consacrent pleinement », observe Marie Plessz, directrice de recherche à l’INRAE, l’Institut national de recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. La structure entrée-plat-dessert conditionne le partage des repas, même si au quotidien, le souper sera composé d’un plat et d’un petit dessert (un laitage). « Le soir, c’est un plat principal, comme dans le modèle anglo-saxon dont fait partie le Canada. Mais il reste que le repas familial du soir est un rituel très fort transmis de génération en génération. Même s’il est pris devant la télévision, il y aura des échanges », analyse-t-elle.

ILLUSTRATION LA PRESSE

Mesure de santé publique ?

Doit-on faire la promotion du repas familial comme une mesure de santé publique ? C’est la question que pose Jean-Claude Moubarac. Il cite une étude sur les bénéfices des repas partagés en famille au Québec, sur les saines habitudes de vie, le développement, la conversation et la socialisation, notamment chez les adolescents. « Il ne faut pas voir le souper en famille de manière trop romantique, j’ai trois enfants, et parfois à table on se chicane, mais des relations se tissent. C’est un moment privilégié qu’on passe en famille. Je passe une heure et quart par jour à table et je me considère comme quelqu’un qui valorise la cuisine ! », affirme le professeur.

« La culture alimentaire se transmet dès le jeune âge, ajoute Jean-Claude Moubarac. On peut impliquer les enfants dans la préparation des repas, pour qu’ils comprennent ce qu’ils perdent quand ils ne prennent pas le temps de manger. Au Québec on reconnaît que la cuisine, c’est important, on a une tradition culinaire, mais on est de plus en plus influencés par nos voisins américains, dont le capitalisme nous pousse à la performance, à la compétition, et on n’a plus le temps de manger ni de se parler ! »