Mathieu Nadeau-Vallée, alias le « docteur TikTok », médecin contraint d’abandonner la plateforme où il était fort populaire, établit-il un bon diagnostic en redoutant que l’éviction des professionnels ne laisse une trop grande latitude aux contre-vérités ? Visiblement, il n’est pas le seul à craindre que la désinformation gagne en importance.

Le médecin, qui publiait des capsules sur des sujets de santé auprès de 87 000 abonnés, a reçu la directive de désinstaller l’application du réseau social chinois de son téléphone personnel, à l’instar de nombreux fonctionnaires, enseignants et professionnels de la santé au Québec. La raison : le gouvernement redoute que des données confidentielles ne soient récoltées en douce sur les appareils où il a été installé. Mais pour le « docteur TikTok », ces mises sur la touche laisseraient « le champ libre à la désinformation1 ».

L’existence de contenus fallacieux sur le réseau social est-elle une réalité si importante ? Pour la stratège en communications numériques et chroniqueuse techno Nellie Brière, le pire y côtoie le meilleur, le tout propulsé par des algorithmes difficiles à cerner.

C’est sûr qu’on y trouve de la désinformation, il y a beaucoup de complotistes sur TikTok, tout comme des scientifiques qui viennent contrer leurs discours.

Nellie Brière, stratège en communications numériques

De son point de vue, les professionnels et les figures crédibles du réseau social ont raison de s’inquiéter de ce débranchement. « Si ceux qui ont des compétences, qu’ils soient fonctionnaires, enseignants, scientifiques ou médias d’information, quittent la machine, les complotistes et toutes les opinions, même celles non basées sur des faits, vont rester. Ça laisse le champ libre à une influence malsaine de toutes sortes de groupes ou d’intérêts, y compris politiques ou commerciaux », avertit Mme Brière, pour qui l’argument de la sécurité nationale a un trop faible poids.

« Qu’on dise à ceux qui n’ont pas de secret national dans leur téléphone de ne pas être là-dessus, ça ne se justifie pas vraiment. La crainte évoquée est que les récoltes de données servent à faire du ciblage et à influencer l’utilisateur, mais cette récolte a déjà été faite, il est trop tard ! TikTok et les autres réseaux ont déjà ce topo », avance-t-elle.

Une question de place

Bien des domaines sont concernés par le mot d’ordre du gouvernement et, même si ses activités ne sont pas directement visées, l’avocate Chanel Alepin s’interroge sur son bien-fondé. La jeune femme, qui anime le compte TikTok du cabinet Alepin Gauthier où est distillée de l’information générale d’ordre juridique, avec un soupçon d’humour pour démystifier sa profession, réagissait jeudi sur la plateforme au départ du « docteur TikTok ».

PHOTO FOURNIE PAR ALEPIN GAUTHIER

Chanel Alepin, avocate

Elle se rend compte que de nombreux abonnés à son compte n’ont pas toujours l’heure juste au sujet du droit au Québec. « Ça m’a fait réfléchir quand j’ai vu ce médecin être obligé d’arrêter. Je me suis demandé : “Qu’est-ce qui ferait en sorte que ça ne serait pas correct pour un professionnel d'utiliser Tik-Tok ?” Je ne suis pas experte en informatique, mais je me pose la question : si tout ceci est fait sur un téléphone personnel, sur du temps personnel, avec des opinions personnelles, est-ce que la peur est fondée ? », explique l'avocate, en entrevue avec La Presse. Elle redoute que les bâtons dans les roues des professionnels (y compris des reproches déontologiques formulés par certains employeurs) ne les détournent de TikTok, alors qu’« ils y ont leur place ».

Une autre médecin québécoise, Michelle Houde, qui alimente le compte La MD colorée, s’est dite prête à continuer de produire des vidéos.

« Je vais tout faire pour ne pas arrêter de créer du contenu de santé et des vidéos sur TikTok », a-t-elle lancé dans une vidéo publiée mercredi, tout en précisant que cela serait fait « dans le respect de la loi » – elle indique ne pas encore avoir reçu de consigne. La Dre Houde utilise la plateforme pour traiter de sujets de santé parfois tabous, comme la santé sexuelle ou mentale, ce qui lui permet de s’adresser à un large public pas nécessairement branché sur les médias traditionnels.

« S’il n’y a pas de gens qualifiés qui amènent des informations fiables sur ces plateformes-là, ce sont d’autres personnes qui prendront la place. La majorité des médecins que je connais qui sont sur la plateforme sont arrivés justement pour contrer la désinformation. Si on s’en va tous en même temps, j’ai peur de ce que ça pourrait donner », plaide-t-elle.

1. Lisez l’article « Le “docteur TikTok” quitte l’application, mais s’inquiète pour la suite »

Un téléphone affecté à TikTok

Des solutions de compromis peuvent-elles être trouvées pour ménager sécurité des données et sécurité des discours ? Nellie Brière préconise, pour utiliser l’application, de recourir à un téléphone où aucune information confidentielle ne serait présente, et de s’abstenir de le faire avec tout téléphone professionnel fourni par un employeur. La Dre Michelle Houde évoque justement la possibilité d’investir dans un téléphone uniquement destiné à TikTok. « C’est à ce point-là important pour moi », dit-elle.