La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Dans cette série, notre collaborateur Jérémie McEwen nous présente des essayistes qui pensent le monde contemporain.

Demandez à quiconque marche dans les rues pour la justice sociale, ou qui reste couché le jour des élections, ou encore qui vote pour un chef populiste en colère permanente : il y a déconnexion grave entre la population et les acteurs du jeu politique, et ce, partout en Occident. Le monde ne va pas de mieux en mieux, comme le martèlent au premier degré certains penseurs optimistes aisés.

Les chefs d’extrême droite l’ont compris et ils s’adressent directement à cette colère et à ce désabusement. Mais les leaders d’extrême gauche ne font pas autrement en militarisant toute discussion banale en procès d’intention moral. Cette déconnexion, ce désenchantement intimement lié à la vie de chacun, n’est pas le bête fait des réseaux sociaux, comme certains voudraient nous le faire croire par une analyse simpliste et en surface du monde actuel. On ne peut comprendre notre monde en se basant sur « un mode de communication », a tranché Gérard Boismenu au téléphone.

Après une demi-heure, je le remercierais pour un entretien qui m’a fait l’effet d’un cours privé lumineux en science politique. On le sent en lisant, en lui parlant : M. Boismenu est un professeur d’exception. Un de ces professeurs qu’on croise pendant son parcours universitaire (pour ceux qui ont la chance d’y aller, ajouterait-il sans doute), qui demeure toujours à l’écoute d’autres points de vue qui le nourrissent.

Un prof aux pieds bien plantés sur terre, mais dont la tête ne peine pas à nous faire planer un peu plus haut.

Le professeur Boismenu a longtemps travaillé sur les Trente Glorieuses, cette période faste d’après-guerre où le lien social en Occident semblait solide, les politiciens ne connaissaient pas le sens du mot « austérité » et la mobilité de l’ascenseur social semblait huilée comme un palier de rouli-roulant. Son plus récent livre n’est toutefois pas du tout un exercice de nostalgie de cette période. Le but est plutôt de montrer comment les sources des extrémismes et du désengagement politiques actuels sont d’abord sociaux et économiques. L’effritement de cette société des années 1950 et 1960, dans la foulée de la mondialisation, a mené au durcissement des positions actuel, dans l’aboutissement d’une tendance lourde. « Ce ne sont pas des faits anecdotiques. »

La cassure

À deux reprises dans son livre, l’auteur évoque la fameuse gig economy, où évolue la jeune génération actuelle. Embrassé tant par la jeunesse de droite que par celle de gauche, ce type de « carrière », si le terme s’applique encore, où on empile les petits boulots temporaires, manifesterait, selon Boismenu, à quel point le néolibéralisme s’est emparé des cœurs et des esprits de tous, souvent à leur insu. Je me suis profondément reconnu dans ses propos. Comme bon nombre de mes contemporains, j’ai intériorisé cette idée que la réussite passe par le moins d’attaches professionnelles stables possible, dans un investissement de soi à la chaîne, dans les fameuses gigs, et dans un éternel recommencement d’impression de liberté un peu factice, parce que purement individuelle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Gérard Boismenu, auteur et professeur de science politique de l’Université de Montréal

Tout ça nourrit indéniablement une cassure dans ce qui faisait naguère le lien entre l’individu et son incarnation dans la grande pièce de théâtre politique de son époque. Un syndicat, un emploi stable, une certaine prévisibilité dans le cours de sa vie, ça donne non seulement le temps de s’engager politiquement, mais ça en donne aussi les moyens financiers, alors qu’un enracinement politique plus individuel ou corporatiste, bien sûr légitime aussi, nourrit indéniablement un certain fractionnement social plus large.

En lisant le paragraphe précédent, certains verront en Boismenu, et en moi-même, une pensée de gauche. Tant s’en faut. C’est simplement que ceux qui sont « en bas » de l’échelle sociale et économique ne trouveront que naturel, en l’absence des rassemblements syndicaux traditionnels, de vouloir se rassembler autrement, que ce soit par la droite ou par la gauche, et ça prendra la forme de crispations idéologiques, ces jours-ci, parce que cela se fera tout naturellement via des discours basés sur l’identité, par définition clivants.

C’est devenu un truisme au Québec, la gauche est assez perdue quant à sa représentation au gouvernement.

Aux États-Unis, n’eût été la bêtise antiavortement de la Cour suprême, on aurait pu assister à une déroute semblable aux élections de mi-mandat il y a quelques semaines. C’est qu’une inversion de fond s’est produite, ces dernières années. Alors que les partis de droite nord-américains ont traditionnellement plu aux gens plus riches et plus instruits, ce sont plutôt les partis de gauche qui le font récemment, particulièrement pour ce qui est de l’éducation. Cette inversion, qui fait de tous les partis de gauche en Amérique et en Europe des partis majoritairement urbains, a mis la table au fractionnement social qui fait l’étoffe du propos de ce livre.

« Et pourtant, la société existe », écrit Boismenu vers la fin de l’ouvrage, lançant une pointe à la fameuse déclaration de Margaret Thatcher qui allait en sens inverse, tout en évoquant élégamment le trait d’esprit de Galilée contre ses détracteurs. Oui, la Terre se meut, parce que contrairement à tous les cris du cœur punk qui résonnent tant quant à l’absence de futur, les institutions restent, et demandent à être réinvesties par chacun. Elles sont patientes, ces institutions, alors qu’une pandémie qui signait, selon certains pseudopenseurs, la fin de je ne sais trop quoi a plutôt simplement mis le monde en attente, en appel, de cœurs vaillants.

Un monde désenchanté

Un monde désenchanté

Les Presses de l’Université de Montréal

240 pages