Dans les dernières semaines de l’été 2022, six mois après le début de l’invasion, les forces ukrainiennes bousculent l’adversaire russe dans les régions de Kharkiv (nord-est) et des oblasts voisins de Mykolaïev et de Kherson (sud). Le territoire repris est vaste. Au printemps 2023, l’optimisme règne donc lorsqu’il est question d’une nouvelle contre-offensive ukrainienne. Et pourtant.

Pourtant, les choses ne se passent pas de la même façon qu’en 2022. Finies les percées et les reconquêtes éclairs. Bonjour, la guerre de tranchées. Une guerre de meulage (grinding) du territoire. Chaque kilomètre carré repris par les Ukrainiens l’est au prix de longs efforts. Certains font des comparaisons avec l’enlisement de la Première Guerre mondiale.

Cela dit, l’Ukraine avance. Lentement, certes, mais elle avance. Additionnant les gains. Ce que ne peuvent revendiquer les forces russes. Par contre, celles-ci ont bâti une redoutable série de lignes défensives difficiles à percer.

« Les progrès sont constants, mais ils sont lents, résume Maria Popova, professeure associée à la chaire Jean-Monnet de l’Université McGill.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Maria Popova, professeure associée à la chaire Jean-Monnet de l’Université McGil

D’abord, parce que les alliés de l’Ukraine n’ont pas remis toutes les armes demandées. Par exemple, les avions F-16 ne sont toujours pas arrivés. Et aussi parce que contrairement à la Russie, l’Ukraine ne jette pas dans la bataille des tonnes de conscrits servant de chair à canon.

Maria Popova, professeure associée à la chaire Jean-Monnet de l’Université McGill

« Du côté russe, on a aussi perdu la force de frappe du groupe Wagner, relève de son côté Frédéric Mérand, directeur du département de sciences politiques de l’Université de Montréal. C’est quand même eux [Wagner] qui avaient conquis la ville de Bakhmout [au nord de Donetsk]. Ce sont eux qui étaient les plus téméraires et les plus déterminés. »

PHOTO LYNSEY ADDARIO, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Soldats ukrainiens recevant des soins près de Bakhmout, le 9 septembre

Journaliste au Financial Times installé en Ukraine depuis 2010, Christopher Miller fait une analyse semblable. Joint à Kyiv, il souligne que les délais dans le lancement de la contre-offensive ont permis aux Russes de mieux se préparer.

PHOTO FOURNIE PAR CHRISTOPHER MILLER

Le journaliste Christopher Miller vit en Ukraine depuis 2010.

Chaque jour de plus où l’Ukraine préparait son attaque, la Russie préparait sa défense.

Christopher Miller, journaliste du Financial Times

Résultat, le moral du côté ukrainien est plus bas qu’au printemps. Mais les Ukrainiens font preuve de résilience. « Ils pensaient qu’à ce moment de l’année, ils seraient à Tokmak ou Melitopol et que le champ de bataille aurait bien changé. Maintenant, le souhait est de se rendre à Tokmak, une ville stratégique où ils seraient en bien meilleure position pour une contre-offensive future », poursuit M. Miller.

Percer les lignes ennemies

L’ensemble des analystes s’entendent pour dire que c’est la première ligne de défense qui est la plus difficile à percer. Celle-ci est solidement constituée de champs de mines, de dents de dragon, de tranchées et de fossés, le tout arrosé par l’artillerie russe.

En plus, les forces ukrainiennes au sol n’ont pas de couverture aérienne. C’est ce qui explique qu’on avance lentement et prudemment. « L’État ne pousse pas l’armée à en faire trop parce qu’il sait comment c’est difficile sur le terrain, indique Serhii Nazarov, cinéaste ukrainien joint par La Presse dans la région d’Odessa. Les gens savent que ça va prendre du temps, mais que les choses iront sans doute plus vite lorsque les lignes de défense seront brisées. »

Selon Dominique Arel, titulaire de la chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa, ce ne sont pas les chars américains Abrams, dont la livraison s’amorce en Ukraine, qui serviront de fer de lance de l’attaque.

« Ils vont contribuer à renforcer la capacité ukrainienne, mais ne serviront pas à faire des percées parce que l’Ukraine n’a pas la maîtrise du ciel », dit-il.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Dominique Arel, titulaire de la chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa

Mais une fois les percées réalisées, les chars arrivent pour conquérir beaucoup de territoire et déstabiliser l’ennemi.

Dominique Arel, titulaire de la chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa

Cette première ligne, cela dit, a été percée à quelques endroits, avec un prix important à payer. « La contre-offensive a laissé beaucoup d’équipements lourds sur le terrain et un nombre élevé de vies. On ne connaît pas les chiffres exacts, car l’Ukraine retient cette information. Mais il est évident que des centaines, voire des milliers de soldats ukrainiens ont été tués ou blessés », dit Christopher Miller qui a récemment lancé un ouvrage, The War Came to Us, consacré à cette guerre.

Par ailleurs, loin du front, un changement important est survenu début octobre avec l’arrivée des missiles américains ATACMS de longue portée, estime Dominique Arel.

PHOTO FOURNIE PAR L’ARMÉE AMÉRICAINE

Système de missiles américains ATACMS de longue portée

« Ces missiles américains sont plus performants que les missiles britanniques et français que l’Ukraine utilisait déjà, dit le professeur de l’Université d’Ottawa. D’abord, parce qu’ils sont tirés depuis le sol au lieu des airs. Donc, il n’y a pas de risque de perdre des avions. De plus, ces missiles sont chargés d’armes à sous-munitions qui se dispersent au sol. Cela fait beaucoup de dommages. »

C’est ainsi qu’une récente attaque ukrainienne sur un aéroport militaire russe aurait détruit une vingtaine d’aéronefs.

M. Arel rappelle que les armes à sous-munitions sont interdites par un traité signé par plusieurs pays, mais que ni la Russie ni l’Ukraine n’ont signé ce document.

Enfin, ajoute-t-il, la Russie a perdu le grand avantage d’obus en stock, de l’ordre de 10 pour 1, qu’elle avait sur l’Ukraine depuis le début de la guerre. « Les Russes ont tellement gaspillé leurs stocks qu’ils font face à un déficit d’artillerie », indique-t-il.

Pour se réapprovisionner, la Russie s’est tournée vers la Corée du Nord qui a commencé à lui envoyer des obus. En fait, la pause attendue sur le front dans les prochains mois devrait permettre aux deux belligérants de se réapprovisionner en armes chez leurs alliés. Un autre indice que la guerre sera longue.

Éviter l’escalade

Pourquoi les armes promises par l’Occident ne sont-elles pas toutes arrivées ? Pour éviter l’escalade nucléaire, croit Maria Popova. « Les pays donateurs prennent leurs précautions, dit-elle. L’idée est de ne pas trop en donner. » Elle croit cependant que cette menace nucléaire était plus élevée au début de la guerre que maintenant.

Source : Maria Popova à La Presse

Dents de dragon

Faites de béton renforcé, les dents de dragon sont des obstacles antichars de forme pyramidale. Parfois, on installe des mines entre elles. L’invention n’est pas récente. On en retrouvait beaucoup durant la Seconde Guerre mondiale.

Source : The Independent