(New York) Avant de réaliser leur rêve américain, si tant est que ce rêve soit encore possible, Edgardo Marin, Reina Colina et leurs deux jeunes enfants devront faire la paix avec leurs cauchemars.

Cauchemars vécus au cours de pérégrinations qui les ont menés du Venezuela à New York, en passant par le Chili et la jungle du Darién, entre le Panamá et la Colombie, où, par centaines de milliers, des migrants ont continué en 2023 à braver tous les dangers, y compris les vols, les viols et la mort.

Cauchemars auxquels certains ne survivent pas.

« Cette semaine, Jaime a perdu son meilleur ami à l’hôtel où nous vivons », raconte Reina en passant une main dans les cheveux de l’aîné de ses enfants, assis à ses côtés. « Il s’est suicidé. À 11 ans. »

Reina Colina et son mari partagent leurs expériences avec un journaliste et deux interprètes de l’organisme Aid for Life, qui tient dans une école du quartier Lower East Side de Manhattan une de ses « jornadas » hebdomadaires, journée au cours de laquelle sont offertes aux migrants des aides de diverses natures, juridique, psychologique et vestimentaire, entre autres.

Or, même si son arrivée à New York ne date que de cinq mois, le couple n’est pas là pour recevoir de l’aide, mais pour en donner, par un samedi de décembre.

« Nous voulons aider les autres, comme nous avons été aidés », explique Edgardo, après avoir passé la matinée à distribuer des manteaux d’hiver à des migrants fraîchement débarqués à New York.

« Nous sommes très reconnaissants d’être ici », ajoute ce père âgé de 35 ans, qui vit avec sa femme et ses enfants dans un hôtel de l’Upper West Side transformé en refuge, où la Ville dépense en moyenne 394 $ par jour pour loger et nourrir chaque famille de migrants.

Un bus pour New York

C’est l’une des premières choses qu’Edgardo et Reina ont apprises en arrivant au Texas, après avoir traversé la frontière : la Ville de New York loge et nourrit les migrants à l’œil, notamment en raison d’une loi qui l’oblige à fournir un refuge à tous les sans-abri qui en font la demande.

Ça tombait bien. La personne qui devait les accueillir au New Jersey, leur destination initiale, avait rompu son engagement en apprenant que le frère d’Edgardo, son ami de longue date, avait été expulsé dès son arrivée au Texas.

Le même jour, Edgardo et Reina ont été informés qu’un bus de migrants partait pour New York le lendemain. Ils pouvaient le prendre sans débourser un sou.

« Nous avons été chanceux », dit Edgardo.

Le maire démocrate de New York, Eric Adams, voit la situation d’un autre œil. La semaine dernière, un journaliste d’une chaîne de télévision locale l’a invité à décrire les hauts et les bas de New York en 2023.

« Le creux de la vague, ce sont de toute évidence les 150 000 migrants demandeurs d’asile qui ont mis à mal nos efforts de redressement », a-t-il répondu en faisant référence à un nombre qui comprend quantité de Vénézuéliens qui, comme Edgardo et Reina, sont arrivés à New York après avoir fui la répression politique et le chaos économique du régime de Nicolás Maduro.

En septembre dernier, M. Adams a également déploré une « crise humanitaire » qui « détruira la ville de New York » et lui coûtera environ 12 milliards de dollars au cours des trois prochaines années, selon ses dires.

« La rhétorique du maire n’aide pas », soutient Jesús Aguais, président de l’organisme Aid for Life.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Le président de l’organisme Aid for Life, Jesús Aguais

Les gens voient que le maire est forcé de réduire les services et ils blâment les migrants. Mais le vrai problème tient au fait que la Ville de New York doit se charger de l’accueil des migrants sans l’aide financière du gouvernement fédéral.

Jesús Aguais, président de l’organisme Aid for Life

Edgardo est conscient de se retrouver au cœur d’un débat qui tourne à l’aigre.

« J’attends mon permis de travail pour obtenir un véritable emploi. Nous voulons avoir notre propre appartement et ne plus dépendre du gouvernement pour vivre ici », dit-il.

En attendant, il travaille au noir, enfilant les petits boulots comme tant d’autres migrants qui sont arrivés à New York depuis le printemps 2022.

Des cadavres dans la jungle

Reina, elle, se réjouit du retour de ses enfants sur les bancs d’école. Mais elle se plaint de ne pas avoir d’emploi et de se sentir parfois déprimée ou paralysée en revivant les étapes les plus pénibles du voyage qui l’a conduite à Manhattan.

« Quelqu’un m’a dit que je souffrais d’une forme du trouble de stress post-traumatique », dit-elle.

Le récit de son périple à travers le bouchon du Darién est dantesque.

PHOTO IVAN VALENCIA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le bouchon du Darién, entre la Colombie et le Panamá

« Nous avons vu beaucoup de cadavres le long du chemin », dit-elle en évoquant l’expédition de quatre jours dans cette jungle marécageuse sans aucune infrastructure de transport sur une cinquantaine de kilomètres.

Mon fils a marché sur le cadavre d’un homme. Il a été très traumatisé par cette expérience. Il en fait encore des cauchemars.

Reina Colina

Reina a elle-même craint le pire après s’être foulé une cheville au tout début de la traversée. Elle n’était pas sans savoir qu’une bonne partie des migrants qui meurent en cours de route se sont fracturé une jambe ou une cheville au préalable.

Heureusement pour elle, Edgardo et son beau-frère l’ont aidée, comme ils ont aidé plusieurs autres femmes et enfants à descendre ou à monter les pentes abruptes et boueuses de la jungle.

PHOTO FEDERICO RIOS, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Famille de migrants traversant le bouchon du Darién, entre la Colombie et le Panamá

À telle enseigne que les frères Marin ont hérité d’un surplus de mangues lorsque le groupe au sein duquel ils ont voyagé a découvert un manguier, après deux jours de marche sans avoir rien d’autre à manger que des biscuits.

« Ce manguier a été un véritable don de Dieu », dit Reina.

Un vol au Mexique

Mais Dieu n’était pas au rendez-vous lorsqu’Edgardo, Reina et leurs enfants sont arrivés au Mexique.

Après avoir traversé la frontière, ils ont aperçu un groupe d’hommes qui semblaient flâner. L’un d’eux leur a fait signe de s’approcher.

« Nous pensions qu’ils voulaient nous souhaiter la bienvenue, raconte Edgardo. C’étaient des membres du cartel. »

L’un des hommes a appuyé le canon d’une arme de poing sur la tempe d’Edgardo, lui ordonnant de placer les mains derrière la nuque et de s’étendre à plat ventre.

Ma femme a éloigné les enfants pour les protéger et les empêcher de voir ce qui se passait. Ils m’ont volé tout mon argent, soit près de 2000 $.

Edgardo Marin

Après avoir réussi à emprunter 170 $ à un cousin et à un ancien employeur de Reina, ils ont repris la route vers le nord. Au bout d’une semaine, ils ont atteint le Rio Grande, au bord duquel ils ont dormi, affamés et assoiffés. De l’autre côté du fleuve, des agents frontaliers américains leur ont fourni une aide inattendue.

« L’un d’eux a lancé des bouteilles d’eau pour les enfants. Un autre nous a indiqué un endroit où nous pourrions traverser le fleuve sans craindre les barbelés », se souvient Reina.

Mais l’expulsion sommaire du frère d’Egardo vers le Venezuela fait partie des cauchemars de leur voyage.

« Tous les migrants ont une histoire différente, dit Edgardo. Or, pour nous, la réalité a été bien pire que ce à quoi nous nous attendions. Nous ne regrettons rien du tout, mais nous ne le referions jamais. »

« Nous voulions offrir un meilleur avenir à nos enfants », ajoute Reina.

Jaime, qui ne s’est pas mêlé à la conversation, pas plus que sa sœur Maria Theresa, enfile ses gants de gardien de soccer pour signaler à ses parents que l’heure de sa séance d’entraînement approche.

Le sport est une façon de dompter ses cauchemars.