(New York) Contrairement aux autres avions détournés par les pirates d’Al-Qaïda, le vol 93 d’United n’a pas atteint sa cible, probablement le Capitole à Washington, estiment aujourd’hui les autorités. Les passagers ont tenu tête aux terroristes qui avaient pris le contrôle de l’appareil, qui s’est écrasé en Pennsylvanie. Les 44 personnes qui se trouvaient à bord ont péri. Mais l’acte de bravoure des passagers n’a pas été oublié… et certains continuent de le récupérer à des fins politiques.

D’une certaine façon, le vol 93 se poursuit, 20 ans plus tard.

Certes, le quatrième avion détourné le 11 septembre 2001 s’est écrasé au milieu d’un champ en Pennsylvanie après une révolte de passagers informés par téléphone des attentats sur les tours du World Trade Center.

Mais l’acte de bravoure de ces passagers s’est transformé des années plus tard en une métaphore qui continue d’influencer la droite américaine et de menacer la démocratie américaine, selon ses critiques.

Sous le pseudonyme Publius Decius Mus, Michael Anton, ancien rédacteur de discours pour Rudolph Giuliani, Rupert Murdoch et Condoleeza Rice, a accouché de cette métaphore dans un essai publié le 5 septembre 2016 sous le titre The Flight 93 Election (L’élection du vol 93).

Tout en exprimant des réserves concernant la personnalité de Donald Trump, il reconnaissait au promoteur immobilier le mérite d’avoir détecté les plus grandes menaces à la survie des États-Unis, au premier rang desquelles il plaçait « l’immigration massive ». Et il encourageait les électeurs à voter pour l’adversaire d’Hillary Clinton dans un ultime effort pour sauver leur pays de ses ennemis mortels – « la gauche, les démocrates et la junte bipartite » au pouvoir à Washington.

PHOTO ALEX BRANDON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

L'ex-président Donald Trump était présent l’an dernier au mémorial du vol 93, en Pennsylvanie, pour souligner le 19e anniversaire du 11-Septembre.

« 2016 est l’élection du vol 93 : chargez le cockpit ou vous mourrez », a écrit Publius Decius Mus en amorce de son essai. « Vous pouvez mourir de toute façon. Vous – ou le chef de votre parti – pouvez arriver dans le cockpit et ne pas savoir comment piloter ou faire atterrir l’avion. Il n’y a aucune garantie. Sauf une : si vous n’essayez pas, la mort est certaine. »

Enfonçant le clou, il a ajouté : « Une présidence d’Hillary Clinton, c’est la roulette russe avec un semi-automatique. Avec Trump, au moins tu peux faire tourner le barillet et tenter ta chance. »

Un essai viral

Publié sur le site de la Claremont Review of Books, publication à la fois conservatrice et anti-establishment, l’essai est devenu viral au sein de la droite américaine pour plusieurs raisons, selon Laura Field, chercheuse au Niskanen Center.

« D’une part, je pense que la laideur même de la métaphore a contribué à sa popularité », confie la théoricienne politique, qui s’est intéressée à la contribution d’intellectuels conservateurs comme Michael Anton à la descente du Parti républicain vers le « complotisme ».

Le fait qu’il ait utilisé une métaphore issue du 11-Septembre pour attaquer l’opposition politique de son propre pays est l’une des choses qui étaient les plus électrisantes, mais d’une façon vraiment laide et dangereuse.

Laura Field, chercheuse au Niskanen Center

Rush Limbaugh a vite reconnu le pouvoir de cette métaphore. Le roi défunt de la radio conservatrice américaine n’aurait peut-être pas osé lui-même la formuler. Mais le vernis intellectuel de l’essai lui a ouvert la porte. Et il en a lu et relu de grands extraits à son émission, faisant la promotion de l’idée insidieuse selon laquelle les démocrates ne représentaient pas une opposition légitime, mais un danger aussi grand que les terroristes du 11-Septembre.

« Rush Limbaugh était manifestement ravi lorsqu’il lisait l’essai en ondes, dit Laura Field. Ça exprimait ce que la droite disait depuis longtemps, mais avec la pédale au plancher. »

Cinq jours après la publication de l’essai, le commentateur conservateur Jonah Goldberg le qualifiait néanmoins de « grotesquement irresponsable, surtout à l’approche de l’anniversaire du 11-Septembre ».

« Je suis le premier à concéder que si Hillary Clinton gagne, ce sera probablement terrible pour le pays », a-t-il écrit dans la conservatrice National Review. « Mais l’Amérique est plus grande qu’une élection pour un poste dans une branche de l’un de nos nombreux ordres de gouvernement. En fait, s’il est vrai que l’Amérique est à une élection de la mort, alors l’Amérique est déjà morte. »

Du 11-Septembre au 6 janvier

Mais Michael Anton, dont le pseudonyme faisait référence à un général romain ayant poussé le dévouement jusqu’au sacrifice de sa vie, n’avait pas dit son dernier mot. Après l’élection de Donald Trump, il est sorti de l’anonymat et a accepté un poste de conseiller de la Maison-Blanche au sein du Conseil national de sécurité, poste qu’il a occupé pendant deux ans.

Il avait donc gagné en prestige aux yeux de la droite lorsqu’il a renchéri sur sa métaphore de 2016 en faisant paraître trois ans plus tard un livre intitulé After the Flight 93 Election : The Vote That Saved America And What We Still Have To Lose. Sa thèse était la même qu’en 2016 : les États-Unis ne pourraient survivre à une victoire démocrate à l’occasion de l’élection présidentielle suivante.

Au début de septembre 2020, Michael Anton a révélé l’esprit complotiste à l’origine de cette idée en accusant les démocrates de préparer un coup d’État pour mettre fin à la présidence de Donald Trump.

Et après l’assaut du Capitole par des partisans de l’ancien président le 6 janvier, il s’est réjoui du fait que « l’esprit révolutionnaire ayant donné naissance à cette nation ne soit pas complètement mort ».

PHOTO JOSEPH PREZIOSO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La nouvelle de l'assaut du Capitole le 6 janvier par des partisans républicains avait rapidement fait le tour du monde.

Il avait évidemment fait siens certains éléments du grand mensonge de Donald Trump concernant l’élection présidentielle de 2020. Devrait-il aujourd’hui assumer une part de responsabilité dans la création du climat ayant mené à l’invasion du Capitole, cockpit de la démocratie américaine ?

« C’est ce qu’ils refusent de reconnaître », répond Laura Field, en parlant de Michael Anton et d’autres intellectuels de droite dont les écrits trahissent une « peur profonde du changement » qui est partagée selon elle par la base du Parti républicain.

« Je ne sais pas comment on peut abandonner la trajectoire du vol 93 une fois qu’on y est vraiment engagé, ajoute-t-elle. Si Hillary va être la fin de l’Amérique, alors Joe Biden va également l’être, tout comme Kamala Harris. Vraiment, comment faire marche arrière ? »