(NEW YORK ) Moins de trois semaines après l’accession de la juge Amy Coney Barrett à la Cour suprême des États-Unis, son collègue Samuel Alito aurait pu laisser libre cours à une satisfaction de circonstance. Après tout, il venait de voir la majorité conservatrice de la plus haute instance américaine passer de cinq à six juges sur neuf. De quoi assurer pour plusieurs années le triomphe de ses opinions bien ancrées à droite.

Mais le juge Alito semblait rongé par l’amertume et le ressentiment lorsqu’il s’est adressé aux membres de la Federalist Society, influent groupe de juristes conservateurs, le 12 novembre dernier. Dans un discours partisan qui a étonné de la part d’un « sage » de la haute cour, il a dénoncé les mesures adoptées par divers États pour combattre l’épidémie de coronavirus, y voyant des « restrictions de la liberté individuelle inimaginables auparavant ».

Il a notamment critiqué une décision de la Cour suprême rendue en juillet dernier et rejetant la contestation par une église du Nevada d’une règle limitant à 50 personnes la participation aux offices religieux. Le même État, a-t-il rappelé, permet aux casinos d’être remplis à 50 % de leur capacité maximale.

« Jetez un coup d’œil rapide à la Constitution », a dit le juge Alito sur un ton mordant aux membres de la Federalist Society. « Vous verrez la clause de libre exercice du premier amendement, qui protège la liberté religieuse. Vous ne trouverez pas de clause de craps, ni de clause de blackjack, ni de clause de machines à sous. »

Aux yeux du magistrat catholique nommé en 2005 par George W. Bush, la règle du Nevada s’inscrit dans un assaut plus large et continu contre la liberté religieuse aux États-Unis. Assaut qui menace également, selon lui, la liberté d’expression.

Vous ne pouvez plus dire que le mariage est une union entre un homme et une femme. Maintenant, c’est considéré comme de l’intolérance.

Samuel Alito, juge catholique de la Cour suprême

Un premier vote décisif

Coïncidence : le jour même de ce discours, le diocèse catholique de Brooklyn a demandé à la Cour suprême de bloquer une mesure de l’État de New York pour combattre la COVID-19. Celle-ci limitait à 10 personnes la participation aux cérémonies religieuses dans les zones rouges de l’épidémie et à 15 personnes dans les zones orange. Quatre jours plus tard, deux synagogues new-yorkaises – l’une à Brooklyn, l’autre dans Queens – ont formulé la même requête.

Tout était en place pour ce qu’on pourrait appeler une guerre sainte au sein même de la Cour suprême. Une guerre où la juge catholique Amy Coney Barrett a joué un rôle décisif pour la première fois depuis sa confirmation, et où le président de la juridiction, John Roberts, a été attaqué de front par deux juges encore plus conservateurs que lui.

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La juge catholique de la Cour suprême des États-Unis Amy Coney Barrett, en octobre dernier

Mise en contexte : dans la décision du Nevada qui a ulcéré Samuel Alito, le juge Roberts s’était joint aux quatre juges progressistes d’alors pour former la majorité. Mercredi soir dernier, tout juste avant minuit, il s’est retrouvé parmi les dissidents dans une décision de la Cour suprême suspendant les restrictions imposées aux lieux de culte par le gouverneur démocrate, Andrew Cuomo.

Il s’agissait de la première retombée concrète du remplacement de l’icône progressiste Ruth Bader Ginsburg, morte en septembre dernier, par la juge Barrett. Celle-ci a voté avec les Samuel Alito, Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Clarence Thomas pour créer une majorité de cinq juges conservateurs dont les États-Unis n’ont pas fini d’entendre parler.

« Les restrictions en question ici, qui empêchent effectivement de nombreuses personnes d’assister à des services religieux, touchent au cœur même de la garantie de liberté religieuse du premier amendement », a fait valoir cette majorité dans une opinion non signée. « Même en temps de pandémie, la Constitution ne peut être mise de côté et oubliée. »

La Constitution « attaquée »

John Roberts aurait pourtant souhaité que ses collègues freinent leur zèle constitutionnel dans les circonstances. En mai dernier, dans une cause californienne semblable à celles du Nevada et de New York, il les avait mis en garde contre la tentation de substituer leur jugement, en pleine épidémie de coronavirus, à celui des responsables et experts sanitaires.

Le litige de New York lui apparaissait d’autant moins urgent à régler que les restrictions du gouverneur Cuomo étaient devenues sans intérêt pratique. Car les arrondissements de Brooklyn et de Queens ne se trouvaient même plus en zone rouge ou orange la semaine dernière.

« Il se peut que de telles restrictions violent la clause de libre exercice. Cependant, il n’est pas nécessaire que nous tranchions cette question difficile et sérieuse à ce moment-ci », a écrit John Roberts au sujet d’un dossier qui attend un jugement sur le fond d’une Cour d’appel.

Qu’à cela ne tienne : les deux premiers juges nommés par Donald Trump, Brett Kavanaugh et Neil Gorsuch, ont quasiment accusé John Roberts de manquer à son devoir dans des opinions concordantes. Le premier a écrit que le refus d’intervenir dans ce dossier représentait une « abdication judiciaire totale ».

Le second a renchéri : « Nous ne pouvons pas nous confiner quand la Constitution est attaquée. »

Le juge Gorsuch a alarmé certains juristes progressistes en profitant de l’occasion pour s’attaquer au concept d’« intégrité corporelle » qui a servi à justifier les décisions de la Cour suprême sur la contraception et l’avortement. Dans un tweet, le professeur de droit de Harvard Laurence Tribe a estimé que cette allusion était l’aspect le plus « effrayant » de l’opinion du magistrat conservateur.

Amy Coney Barrett, l’autre juge nommée par Donald Trump, n’a signé aucune opinion dans ce dossier. On la soupçonne cependant d’avoir écrit l’opinion non signée bloquant les restrictions de l’État de New York visant les lieux de culte.

Le ton de la décision est plus sobre et mesuré que le discours de Samuel Alito devant les membres de la Federalist Society. Mais il cache la même opinion sur la primauté de la liberté religieuse sur la santé publique au moment où l’épidémie de coronavirus bat des records aux États-Unis.