Les conventions démocrate et républicaine étant maintenant derrière nous, voici que l’on passe à la vitesse supérieure dans la course à la Maison-Blanche. Une compétition qui sera suivie de près au Canada, après quatre ans passés à encaisser les crochets de Donald Trump. Dans les rangs démocrates, on s’active pour inciter les expatriés à voter Biden, en particulier au Canada, où le bassin de ces électeurs est le plus important au monde.

(Ottawa) « Être votre voisin, c’est comme dormir avec un éléphant. » Lorsqu’il a prononcé cette célèbre phrase au National Press Club de Washington, en 1969, Pierre Elliott Trudeau n’a pu s’empêcher de sourire. Cinq décennies plus tard, en voyant débouler Donald Trump comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, son fils Justin Trudeau et son entourage n’ont pu faire que se demander « comment faire pour l’apprivoiser ».

Des incessantes menaces de déchirer l’ALENA à l’imposition de tarifs pour des raisons de sécurité nationale, en passant par les insultes personnelles et le sabotage du Sommet du G7 de Charlevoix, le locataire de la Maison-Blanche en a fait voir de toutes les couleurs au gouvernement libéral. En coulisses, on cite le fiasco du Sommet de juin 2018 à La Malbaie comme le « pire coup » infligé par le 45président des États-Unis.

Une gifle qu’il a assenée sur son compte Twitter, à bord de son avion présidentiel, tout juste après avoir quitté le Québec. « On pensait avoir terminé, et là, tout d’un coup, on est tous rappelés en panique pour voir quelles étaient les conséquences de ça. C’est venu semer la pagaille », raconte à La Presse un membre du gouvernement qui a requis l’anonymat en raison du caractère délicat de l’enjeu. « C’est un exemple concret qui montre comme il aime semer le chaos et montrer qu’il peut dominer. »

Les tweets du dirigeant américain ont été une source constante d’inquiétude pour l’équipe de Justin Trudeau, surtout pendant la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), dont la nouvelle mouture a finalement été signée par le Canada, les États-Unis et le Mexique le 30 novembre 2018, après d’âpres pourparlers… et de multiples signaux contradictoires envoyés par Donald Trump sur son réseau social favori.

C’est arrivé je ne sais plus combien de fois : tout d’un coup, un tweet surgissait sur l’état des négociations. Il fallait vérifier auprès d’autres membres de l’administration pour savoir où on en était.

Membre du gouvernement canadien

La cheffe de cabinet du premier ministre, Katie Telford, qui avait noué un lien privilégié avec le très influent gendre du président, Jared Kushner, l’a fait plus souvent qu’à son tour, raconte la source gouvernementale qui s’est confiée à La Presse.

Le président et le premier ministre ont tout de même échangé sur une base régulière au cours des dernières années, souvent au téléphone. Selon nos informations, pendant ces entretiens, il arrivait fréquemment à Donald Trump de dévier complètement des enjeux à l’ordre du jour pour s’autocongratuler à la suite de résultats de sondage favorables, ou encore pour s’attribuer des victoires quelconques.

Il restera comme traces officielles de ces conversations un chapelet de comptes rendus laconiques publiés par le bureau de Justin Trudeau. Bien que cela n’ait rien d’inhabituel — le contenu des échanges entre leaders ne filtre généralement pas —, la brièveté de ces communiqués concordait avec le mot d’ordre dans les rangs libéraux : ne pas critiquer le président, ni publiquement ni en coulisses.

« Ça n’a pas été difficile, mais on a dû faire des rappels réguliers [en caucus] », indique une source libérale.

En règle générale, la directive a été respectée. Et ce n’est pas là un mince exploit, commente l’ancien premier ministre du Québec Jean Charest, qui avait participé aux négociations du premier ALENA.

Il faut leur donner des points [aux gens du gouvernement]. Ils ont fait preuve d’une grande discipline en se taisant, parce que c’était dans notre intérêt.

Jean Charest, ancien premier ministre du Québec

L’administration Trump ne s’est pas pour autant privée d’y aller de solides crocs-en-jambe à l’endroit du Canada – que ce soit directement (l’imposition de tarifs douaniers punitifs sur l’acier et l’aluminium) ou indirectement (la demande des autorités américaines d’intercepter sur le sol canadien, à des fins d’extradition, la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, ce qui a provoqué la fureur de Pékin et conduit à la détention arbitraire des Canadiens Michael Kovrig et Michael Spavor).

Le désengagement de Washington s’est aussi matérialisé dans le refus de la Maison-Blanche d’appuyer Ottawa dans sa querelle diplomatique avec l’Arabie saoudite et avec cette « claque » « totalement champ gauche » du secrétaire d’État, Mike Pompeo, dans un discours en Finlande sur la revendication canadienne du passage du Nord-Ouest, cite Jean Charest.

Trudeau veut rester neutre

À quelque deux mois d’un scrutin présidentiel qui s’annonce serré, le premier ministre Trudeau n’a évidemment pas voulu afficher de préférence entre Donald Trump et son rival démocrate, Joe Biden. « Comme il l’a toujours fait, le [premier ministre] va continuer de travailler de façon constructive avec l’administration américaine en défendant les intérêts des Canadiens », a fait savoir sa porte-parole Chantal Gagnon.

Mais aux yeux du politologue Donald Cuccioletta, un deuxième mandat du républicain serait néfaste pour le Canada. « Ce sera la consolidation d’une présidence autoritaire, car la conception qu’il a de la gouvernance, M. Trump, c’est l’autoritarisme », tandis que « si c’est Joe Biden, ça va mieux aller, même si ça ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de petits tiraillements », avance-t-il en entrevue.

Bruce Heyman, ancien ambassadeur des États-Unis à Ottawa, est du même avis.

Je pense que s’il était réélu, il serait une version encore plus extrême de lui-même, surtout parce qu’il n’aurait pas à s’inquiéter d’une réélection.

– Bruce Heyman, ancien ambassadeur des États-Unis à Ottawa

Et ce fidèle démocrate qui accuse Donald Trump d’avoir été « singulièrement destructeur » pour la relation canado-américaine prédit que Joe Biden sera un meilleur partenaire.

Sur le plan commercial, il pourrait tout de même y avoir des écueils, fait valoir Jean Charest.

« Joe Biden a un programme très agressif de Buy America, et ça, ça va être un problème pour le Canada. » Il redoute aussi les conséquences d’un Carbon Border Tax Adjustment — une taxe sur le carbone à la frontière — que le démocrate veut imposer s’il est élu. « Ça aurait tout un impact; le Canada exporte tout son pétrole et son gaz aux États-Unis ! », dit-il.

Quel que soit le vainqueur du scrutin du 3 novembre prochain, l’un des plus importants chantiers sera sans aucun doute l’enjeu de la frontière entre les voisins, qui est fermée depuis mars dernier pour cause de pandémie, avance la politologue Emily Gilbert, selon qui cette crise sanitaire a « mis en relief les différences entre les deux pays ».

La professeure au University College de Toronto juge que « s’il y avait eu d’autres leaders en poste, les choses auraient pu être différentes », et qu’« on n’aurait pas vu le même genre d’opposition envers les États-Unis que l’on constate en ce moment », comme en font foi certains sondages montrant qu’une écrasante majorité de Canadiens, soit près de 90 %, veulent voir la frontière fermée encore longtemps.

À deux mois du scrutin, et sur fond de pandémie, la course s’annonce serrée entre les deux concurrents.

Selon l’agrégateur de sondages FiveThirtyEight, qui publie quotidiennement la moyenne nationale des intentions de vote en vue du scrutin automnal, Joe Biden jouissait samedi d’une avance de près de 9 points de pourcentage sur Donald Trump, avec 50,8 % contre 42,2 %. Les intentions de vote sont relativement stables depuis le mois de mars dernier.

Les jeux ne sont évidemment pas faits, et en 2016, à ce stade-ci de la course, Hillary Clinton avait les devants. « Comme la majorité des gens, on s’attendait à ce qu’elle l’emporte. Il y a eu le choc initial, et ensuite, il a fallu trouver comment apprivoiser Donald Trump », se rappelle un libéral. On saura dans deux mois qui sera aux commandes des États-Unis.

Les hauts et les bas de la relation Trudeau-Trump

13 février 2017

PHOTO MANDEL NGAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Justin Trudeau débarque à la Maison-Blanche pour sa première visite officielle avec une main tendue pour Donald Trump – au sens propre comme au sens figuré. À l’époque où les poignées de main parfois embarrassantes du président attiraient l’attention, le Canadien avait réfléchi à l’importance de celle qu’il allait lui donner. De l’avis des observateurs, il s’en est plutôt bien tiré en ne laissant pas à son hôte l’occasion de lui servir son « yank & pull ».

9 juin 2018

PHOTO DOUG MILLS, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le président des États-Unis inflige un double camouflet, professionnel et personnel, au premier ministre canadien, qui venait de le recevoir dans la région de Charlevoix pour le sommet du G7. Tout juste après avoir quitté La Malbaie, à bord d’Air Force One, il a désavoué sur Twitter le communiqué conjoint et taxé Justin Trudeau de « très malhonnête » et de « faible ».

4 décembre 2019

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Donald Trump traite Justin Trudeau de « visage à deux faces » après que le premier ministre canadien a été surpris semblant se moquer de son homologue américain dans une discussion à bâtons rompus avec Emmanuel Macron, Boris Johnson et Mark Rutte lors d’une réception en marge du sommet de l’OTAN, à Londres. Le fils du président des États-Unis, Donald Trump Jr., en a rajouté une couche en publiant sur Twitter le lendemain une photo de Justin Trudeau en « blackface ».

2 juin 2020

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre du Canada a eu un silence lourd de sens, et long de 21 secondes, lorsqu’il a été invité à commenter les agissements de Donald Trump, qui a menacé de déployer l’armée pour mater le mouvement de protestation antiraciste qui secouait les États-Unis. Ce silence a été entendu au sud de la frontière, et il a été critiqué par le célèbre pasteur noir américain Al Sharpton.

Opération séduction des démocrates au Canada

L’ancien ambassadeur des États-Unis au Canada, Bruce Heyman, est en mission. On lui a confié celle de convaincre les citoyens américains à l’étranger de voter pour faire sortir Donald Trump de la Maison-Blanche.

PHOTO LILLIAN SUWANRUMPHA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Historiquement, les Américains à l’étranger ne se prévalent presque pas de leur droit de vote.

Dans cet effort de guerre inédit que déploient les troupes du candidat démocrate Joe Biden, le Canada pourrait jouer un rôle non négligeable. C’est que le bassin d’électeurs potentiels est considérable, ici.

Il se trouve en sol canadien entre 600 000 et 700 000 Américains expatriés, détenteurs de la double citoyenneté et admissibles à voter pour cette présidentielle, estime celui qui a été chef de mission à Ottawa entre 2014 et 2017.

IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DEMOCRATS ABROAD TORONTO

Il se trouve en sol canadien entre 600 000 et 700 000 Américains expatriés, détenteurs de la double citoyenneté et admissibles à voter pour cette présidentielle, estime l’ancien ambassadeur des États-Unis au Canada, Bruce Heyman.

« Nous menons un effort international, mais le Canada est un joueur très important, car c’est là qu’habite le plus grand nombre de citoyens américains et c’est là où il y a aussi le plus grand nombre de détenteurs de la double citoyenneté », relève M. Heyman.

N’empêche, il s’agit là d’un pourcentage infinitésimal — même pas 1 % — du nombre total d’électeurs potentiels, qui surpassait les 200 millions au dernier cycle électoral, en 2016, alors que Donald Trump l’a emporté sur sa rivale, Hillary Clinton.

« Ils peuvent quand même faire pencher la balance », argue Bruce Heyman en entrevue téléphonique avec La Presse depuis sa résidence secondaire d’Aspen, au Colorado. Il donne l’exemple de l’État du Michigan, qu’ont perdu les démocrates il y a quatre ans.

« Pensez-y de cette manière : Hillary Clinton a perdu le Michigan par moins de 11 000 votes. Je m’aventurerais à dire que seulement à Windsor, en Ontario [ville située à un jet de pierre de la frontière], 11 000 personnes auraient pu voter dans cet État », dit-il.

PHOTO ROB GURDEBEKE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le pont Ambassadeur relie Windsor, en Ontario, à Detroit, au Michigan.

« Ne serait-ce pas quelque chose si les Américains qui se trouvent au Canada pouvaient déterminer l’issue de l’élection américaine ? », se permet de rêver à voix haute le fidèle partisan de l’ancien président Barack Obama.

Historiquement, les Américains à l’étranger ne se prévalent presque pas de leur droit de vote. En 2016, seulement 5,3 % de ceux qui ont élu domicile au Canada l’ont fait, selon un rapport gouvernemental publié par le Federal Voting Assistance Program (FVAP).

« La raison numéro un pour laquelle ils ne votent pas, c’est qu’ils ne savent pas qu’ils peuvent le faire. Alors ce que nous tentons de faire, c’est de les convaincre », expose Bruce Heyman.

À Vancouver, Toronto et Montréal, on a vu fleurir cet été des centaines d’affiches visant à signaler aux Américains de ce côté-ci de la frontière qu’ils ont droit de vote. Dans un rapport remontant à février 2016, le FVAP estimait qu’il se trouve dans la métropole québécoise près de 45 000 électeurs admissibles, contre environ 37 000 dans la ville de Québec.

La campagne d’affichage est l’initiative de Democrats Abroad Canada. Le vice-président du groupe, Ed Ungar, a affirmé en entrevue avec La Presse qu’il ne s’agit pas d’une démarche exclusivement partisane. Mais dans la foulée, il laisse tomber que bon nombre d’expatriés veulent voir Donald Trump plier bagage.

Les ressortissants des États-Unis au Canada ont par ailleurs également été interpellés le 18 juillet dernier par certains membres de la seule équipe de la NBA au nord de la frontière, les Raptors de Toronto. Des joueurs natifs du sud de la frontière, dont plusieurs revêtaient un chandail Black Lives Matter, sont apparus dans une vidéo diffusée sur Instagram pour inciter leurs compatriotes à s’inscrire sur le site du FVAP.

Ce portail non partisan, comme le site web Vote from Abroad, permet aux Américains à l’étranger de voter par correspondance, une façon d’exprimer des voix que l’actuel locataire de la Maison-Blanche dénonce sur toutes les tribunes, criant déjà à la fraude électorale.

Le président Trump martèle, sans véritablement détenir de preuves à cet effet, que cela favorisera son adversaire Joe Biden. La victoire du candidat démocrate est évidemment l’issue souhaitée par l’ancien ambassadeur Heyman.

L’ancien homme de Washington à Ottawa dit l’espérer en particulier pour les Canadiens. « Si Joe Biden est élu, le Canada redeviendra une priorité, prédit-il. Du dommage a été causé, des blessures devront être pansées, et la confiance devra être rétablie. »

Dans le camp républicain, on n’a pas déployé le même arsenal que l’équipe de Joe Biden en prévision de l’élection du 3 novembre prochain. En fait, il existe une organisation appelée Republicans Overseas, fondée en 2013, mais la mobilisation de l’électorat expatrié ne figure pas dans ses chevaux de bataille.

« Nous consacrons surtout nos énergies à obtenir des modifications du régime fiscal pour les Américains qui sont à l’étranger », explique à La Presse John Richardson. Le natif du Massachusetts, qui habite Toronto, lève son chapeau à Democrats Abroad Canada, où l’on a été « très, très proactif » pour inciter les électeurs à voter.

Le plancher est donc essentiellement occupé au complet par Bruce Heyman, qui a bien l’intention de faire exploser le vote expatrié en faveur de l’ancien vice-président, des gouverneurs démocrates et des membres du Congrès de même allégeance.

Résultats de l’élection présidentielle de 2016

Donald Trump

• 62 984 828 votes

• 46,09 % du vote populaire

• 304 grands électeurs sur 538

Hillary Clinton

• 65 853 514 votes

• 48,18 % du vote populaire

• 227 grands électeurs sur 538

Source : Federal Election Commission

Taux de participation des Américains à l’étranger à la présidentielle de 2016

• Mexique : 2,4 %

• Chine : 4,7 %

• Canada : 5,3 %

• Israël : 6,9 %

• France : 7,3 %

• Australie : 8,9 %

• Royaume-Uni : 9,5 %

• Allemagne : 16,8 %

Source : FVAP