Dans l'esprit d'au moins un procureur indépendant, William Barr a déjà participé à un « camouflage » pour protéger un président.

L'histoire se passe en décembre 1992. William Barr occupe le même poste qu'aujourd'hui, celui de procureur général des États-Unis. Lawrence Walsh, procureur indépendant chargé d'enquêter sur l'affaire Iran-Contra, réclame que lui soit remis le « journal politique » tenu par George Bush père depuis 1986. Il veut s'en servir dans le procès à venir de Caspar Weinberger, ex-secrétaire à la Défense, accusé d'avoir menti au Congrès et à la justice pour dissimuler la vérité sur ce scandale qui a sérieusement entaché le deuxième mandat de Ronald Reagan.

William Barr intervient alors en recommandant au président sortant de gracier Weinberger et cinq autres personnes déjà inculpées ou condamnées pour avoir participé à la double infraction criminelle qui constitue l'affaire Iran-Contra : ils ont vendu des armes à l'Iran (contrairement à la loi), pour obtenir la libération d'otages américains détenus à Beyrouth, et utilisé les fonds ainsi recueillis pour procurer des armes à la rébellion de la Contra nicaraguayenne (là encore en violation de la loi).

George Bush met à exécution la recommandation de William Barr, défenseur d'une présidence toute-puissante. 

On soupçonnera aussitôt l'ancien vice-président de Ronald Reagan d'avoir voulu échapper à un procès où il aurait eu à témoigner sous serment sur son propre rôle dans le scandale.

Une chose est certaine : le procureur indépendant Lawrence Walsh est furieux. Furieux de cette manoeuvre orchestrée par William Barr et qui a torpillé son enquête. « Cela démontre que les gens puissants avec des alliés puissants peuvent commettre des crimes sérieux dans de hautes fonctions, abusant délibérément de la confiance du public sans conséquences », fulmine cet avocat républicain dans un communiqué.

Et d'ajouter : « Le camouflage de l'Iran-Contra, qui durait depuis plus de six ans, vient d'être complété. »

Un résumé qui ne fait pas l'unanimité

Le rôle de William Barr dans cette affaire a refait surface en janvier dernier après sa nomination à son ancien poste par Donald Trump. Et il est de nouveau évoqué depuis la remise du rapport de Robert Mueller sur l'enquête russe.

William Barr tentera-t-il d'éviter à un autre président les conséquences de ses actions ? Sa lettre de quatre pages résumant les principales conclusions du document de près de 400 pages n'a pas rassuré ses critiques, pas plus qu'elle ne semble avoir fait l'unanimité au sein de l'équipe de Robert Mueller. 

Certains enquêteurs reprochent au procureur général d'avoir fourni une interprétation complaisante des conclusions du rapport du procureur spécial, selon des reportages publiés par le New York Times, le Washington Post et NBC News.

Ils déplorent également le fait que William Barr n'ait pas publié ou cité dans sa lettre les sommaires qu'ils avaient préparés pour présenter chaque section du rapport, incluant celle portant sur une potentielle entrave à la justice de la part de Donald Trump, selon le même trio de médias.

Dans un tweet publié hier matin, le président a accusé l'équipe de Robert Mueller - « 13 démocrates en colère qui détestent Trump » - de favoriser des fuites illégales aux médias. Il a également dénoncé les médias « Fake News » qui « inventent leurs propres histoires avec ou sans sources ».

Une omission « suspecte »

Reste que la lettre de William Barr aura permis d'orienter pendant au moins deux semaines le récit diffusé par ces mêmes médias sur l'enquête russe. Un récit qui se résume en quelques mots que le président s'est plu à répéter : pas de collusion, pas d'entrave.

La réalité est plus complexe, comme le laisse entendre la seule phrase complète du rapport de Robert Mueller citée par William Barr dans sa lettre, et qui concerne la question de l'entrave à la justice : « Si ce rapport ne conclut pas que le président a commis un crime, il ne l'exonère pas non plus. » 

Les sommaires préparés par l'équipe de Robert Mueller auraient sans doute pu fournir des explications sur cette phrase chargée. Pourquoi William Barr a-t-il choisi de les exclure ? 

Une porte-parole du département de la Justice a expliqué la semaine dernière que les sommaires devaient être expurgés de renseignements sensibles avant d'être publiés.

Des experts ont accueilli cette explication avec scepticisme.

« Ces sommaires doivent avoir été rédigés avec l'objectif de fournir un résumé susceptible d'être publié immédiatement, a déclaré à La Presse Jens David Ohlin, professeur de droit à l'Université Cornell. Le fait que Barr ne les ait pas inclus dans sa lettre paraît très, très suspect. »

Une version expurgée bientôt remise au Congrès

William Barr n'a évidemment pas dit son dernier mot. Il a promis de remettre d'ici à la mi-avril une version du rapport de Robert Mueller au Congrès. Une version qui aura été expurgée des éléments relevant de la sécurité nationale, de procédures criminelles en cours et de témoignages présentés devant un grand jury. À cette liste s'ajoutent les éléments pouvant porter atteinte à la vie privée ou à la réputation de « tierces parties périphériques ».

Dans cette liste, seule la nécessité d'expurger les informations classifiées fait l'unanimité chez les experts. Les autres catégories pourraient permettre à William Barr de présenter un document qui amputera le rapport de Robert Mueller de passages clés.

« S'il se trouve que les éléments expurgés sont très importants, je pense que les doléances de l'équipe de Mueller persisteront. Et il n'est pas certain que le Congrès réussira à obtenir le rapport dans son intégralité. »

- Jens David Ohlin, professeur de droit à l'Université Cornell

William Barr tentera-t-il d'éviter à un autre président les conséquences de ses actions ? Dans une semaine, la réponse à cette question sera peut-être connue. D'ici là, il est bon de rappeler ce que George Bush père a écrit le 5 novembre 1986 dans son journal, qui a fini par être rendu public : « Je suis une des seules personnes qui connaissent tous les détails [de l'affaire Iran-Contra]... Ce n'est pas un sujet dont nous pouvons parler. »

Et c'est exactement la vérité à laquelle William Barr lui a permis d'échapper.