(NEW YORK) « Cette personne est-elle citoyenne des États-Unis ? »

À première vue, la question semble inoffensive. Néanmoins, elle fait peur à de nombreux Américains. Car elle pourrait creuser encore davantage les divisions au sein de leur pays si la Cour suprême permettait à l’administration Trump de l’inclure dans le recensement de 2020.

La décision des neuf juges de la haute instance devrait être annoncée d’ici à la fin du mois, et peut-être même dès ce matin. Entre-temps, des révélations alimentent les pires craintes des opposants à la question sur la citoyenneté. Celle-ci n’aurait qu’un but véritable : avantager le Parti républicain sur le plan électoral.

Mais avant d’aller plus loin, un rappel : le gouvernement américain, comme l’exige la Constitution, doit mener tous les 10 ans un recensement de la population aux États-Unis, citoyens, résidents et migrants confondus. Les données récoltées revêtent une importance capitale. Elles servent notamment à répartir les sièges de la Chambre des représentants entre les États, à tracer les circonscriptions électorales et à distribuer le financement fédéral annuel, qui s’élève aujourd’hui à des centaines de milliards de dollars.

Or, pour la première fois de l’histoire des États-Unis, l’administration Trump veut utiliser le recensement pour demander directement le statut de citoyenneté de chaque personne vivant dans chacun des foyers du pays. Depuis plusieurs décennies, la question sur la citoyenneté n’est posée qu’à un échantillon de foyers.

Pourquoi l’administration Trump réclame-t-elle ce changement ? Officiellement, elle dit répondre à une demande du ministère de la Justice. Celui-ci a avancé que la nouvelle méthode lui permettrait de mieux appliquer le Voting Rights Act de 1965. Cette loi emblématique de la lutte pour les droits civiques vise à interdire les discriminations raciales dans le vote.

« Un climat de peur »

Les critiques de l’administration Trump refusent de croire à sa bonne foi en la matière. Études à l’appui, ils soutiennent que l’ajout de la question sur la citoyenneté dissuadera des millions d’immigrants de répondre au recensement de peur d’attirer l’attention. Le résultat de l’exercice pourrait ainsi mener à des sous-estimations importantes dans certaines régions.

L’administration Trump a présenté d’autres arguments étonnants pour défendre sa cause devant la Cour suprême, en avril dernier. Elle a notamment rappelé que les Nations unies recommandaient qu’une question sur la citoyenneté soit incluse dans les recensements de ses pays membres. C’était vraisemblablement la première fois qu’elle citait de façon favorable une opinion de l’ONU.

Mais Terri Ann Lowenthal, experte en matière de recensement, estime que la citation de l’administration Trump est à la fois « sélective et trompeuse ». Elle fait valoir que la recommandation de l’ONU s’accompagne de plusieurs facteurs pouvant mener un pays à ne pas inclure une question sur la citoyenneté dans un recensement, y compris si celle-ci est « sensible ».

« Il est clair que c’est le cas aux États-Unis en ce moment, avec une administration qui ne parle pas favorablement de l’immigration et des immigrants. Il y a donc un climat de peur », dit Terri Ann Lowenthal, qui sert aujourd’hui de témoin expert dans les causes sur le recensement après avoir travaillé comme spécialiste du sujet à la Chambre des représentants.

[L’administration Trump] n’a pas placé la recommandation des Nations unies dans son contexte.

Terri Ann Lowenthal, experte en matière de recensement

Selon Mme Lowenthal, l’administration républicaine n’a pas non plus réussi à expliquer en quoi l’ajout de la question sur la citoyenneté permettrait de mieux appliquer la loi sur le droit de vote de 1965.

« Je suis absolument convaincue que la méthode actuelle est fiable et efficace pour appliquer le Voting Rights Act. Tous les avocats plaidants qui sont experts sur l’utilisation des données du recensement vous le diront. »

Le « Michel-Ange du gerrymandering »

Mais alors quelles seraient les intentions réelles de l’administration Trump ? Une découverte récente fournit peut-être la réponse.

En août 2018, l’influent stratège républicain Thomas Hofeller a rendu l’âme. Surnommé le « Michel-Ange du gerrymandering » (charcutage électoral), il a été le grand architecte du découpage partisan des circonscriptions électorales qui a cimenté l’avantage des républicains dans plusieurs États américains.

Or, sa fille, avec qui il s’était brouillé, a découvert dans ses affaires 75 000 fichiers enregistrés sur des disques durs, dont l’un contenait un document qui a fait surface en mai dernier. Il s’agit d’une étude inédite réalisée en 2015 sur l’impact d’un découpage électoral basé seulement sur les citoyens en âge de voter plutôt que sur la population totale d’un État.

Un tel découpage « serait avantageux pour les républicains et les Blancs non hispaniques » et diluerait le pouvoir politique des Hispaniques, a conclu Thomas Hofeller dans son étude commanditée par le site conservateur The Washington Free Beacon, dont le bailleur de fonds est le financier milliardaire Paul Singer.

Le hic, c’est que la donnée sur les citoyens en âge de voter n’existait pas. Or, juste après l’élection de Donald Trump en 2016, Thomas Hofeller a suggéré à son équipe de transition d’ajouter la question sur la citoyenneté dans le recensement de 2020. Il a plus tard fourni un motif pour justifier l’ajout : une meilleure application de la loi sur le droit de vote de 1965.

Qu’à cela ne tienne : l’administration Trump nie tout rôle de la part de Thomas Hofeller dans sa décision d’ajouter la question sur la citoyenneté dans le recensement de 2020. Quant à la décision de la Cour suprême, elle ne devrait pas être influencée par cette controverse survenue après l’audition des plaidoiries orales.