(Bowden, Virginie-Occidentale) Au bout de 15 km en lacet dans les monts Allegheny, la route arrête à Jenningston Farm.

Dans ce cul-de-sac forestier, Marsha Waibright m’a placé devant un choix.

« Vous pouvez rouler une demi-heure dans la vallée de Canaan ou je peux vous faire à souper. »

La cuisine était déjà envahie par le fumet de la cuisine maison, et quand on découvre ce cocon au bout de la route, on ne veut pas repartir. Je n’ai pas hésité une seconde : je mange ici.

« J’ai de la marmotte et du poulet de la ferme. »

Parlez-moi d’une alimentation locale, bio et durable.

« Je la fais braiser pour l’attendrir et je la finis au four, pour la consistance », m’explique Marsha.

La chair est foncée, délicate, se compare avantageusement à celle du poulet. Si ce n’était de la forme et des petits os, on pourrait croire à de la cuisse de volaille.

« On a toujours mangé de la marmotte dans la région. Idéalement, il faut les chasser à un an. Plus jeune, il n’y a pas assez de viande, et plus vieille, elle est coriace. En plus de manger les légumes, elles font des trous partout et on ne veut pas que les gens se blessent. J’en ai toujours dans le congélateur. »

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Collin, Anna et Marsha Waibright

La conversation a glissé de la chasse à la marmotte au contrôle des armes à feu.

« Je ne suis pas contre le contrôle, je suis contre les mêmes règles partout. À Chicago, ils ont des problèmes différents de la Virginie-Occidentale », me dit cette instructrice certifiée en maniement des armes.

Cet État rural a les règles les plus permissives en la matière, ce qui n’est pas si surprenant quand on sait que la plus grosse ville de l’État (Charleston, la capitale) compte à peine 50 000 habitants. La chasse y est autant un mode de vie qu’un loisir.

« J’enseigne la sécurité avec toutes sortes d’armes. Mon mari a un AR-15 [arme de style militaire].

 — Vous faites quoi avec ça ?

 — C’est très pratique pour le coyote. »

J’ai posé quelques questions très urbaines comme :

« Pourquoi vous tirez sur des coyotes ?

 — Pourquoi ? Viens, je vais te montrer pourquoi. »

Elle me montre sur son iPhone une carcasse de veau sur laquelle il reste moins de viande que sur les os de ma marmotte. Et un coyote mort assez dodu dans la boîte de son pick-up.

Collin, 24 ans, l’aîné de cette famille de trois enfants, préfère chasser avec Fiona, une buse à queue rousse. Il est un des 35 fauconniers enregistrés de l’État.

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Collin Waibright et Fiona, sa buse à queue rousse.

« J’ai visité une foire à 12 ans, j’ai vu un fauconnier faire une démonstration, et j’ai décidé de faire ça, mais il fallait avoir au moins 14 ans, et être supervisé par un mentor. » Deux ans plus tard, il savait déjà tout de ce métier millénaire.

Il a cinq oiseaux de proie sous sa garde, dont certains rescapés d’un accident. Il me montre sa nouvelle recrue, Fiona, une juvénile capturée l’automne dernier. « Tu vois une buse sur un poteau, tu mets une cage au sol avec une souris, et elle reste prise. Il faut un permis pour faire ça. »

À l’automne, les jeunes buses ont déjà été expulsées du nid et ont appris à chasser.

Ensuite, il s’agit de nourrir l’animal avec des morceaux de rat. Collin pèse Fiona chaque jour ; il faut qu’elle ait assez d’énergie pour muer, mais pas trop de poids, elle risquerait d’être blasée et de refuser de chasser à l’automne.

Le fauconnier fait des démonstrations dans les écoles et les foyers pour personnes âgées, mais il attend surtout la saison de la chasse à l’écureuil gris.

« Les roux sont trop agiles et intelligents. Dis-toi aussi qu’un écureuil qui a survécu en forêt jusqu’à l’automne est un des plus brillants. Ce n’est pas facile à attraper. »

Fiona capture l’écureuil et le rapporte à son maître en échange d’un bout de rat.

« C’est de l’ouvrage, dépecer un écureuil, elle préfère le prêt-à-manger.

 — Et tu fais quoi avec l’écureuil ?

 — Ben, je le mange, voyons, c’est délicieux ! »

Quand il était petit et que ses parents l’emmenaient au restaurant, quand les goûts étaient un peu exotiques, on lui faisait croire que c’était de l’écureuil.

Je me tourne vers Marsha.

« OK, la marmotte, l’écureuil, est-ce que c’est une mise en scène folklorique pour un touriste de la ville, tout ça ?

 —  Pas du tout ! On a toujours chassé et mangé l’écureuil. Mon grand-père disait à mon père de le chasser avec une .22 pour ne pas abîmer la tête. Il se faisait réserver les têtes pour manger le cerveau. Ça, par contre, je ne le fais pas… 

 — Collin, tu serais un gars très populaire à Montréal, ça te dirait de venir passer quelques jours ? »

Dans ce lieu insoupçonnable est enfouie une partie de l’histoire de cet État si indépendant qu’il s’est séparé de la Virginie des riches planteurs en pleine guerre de Sécession pour rejoindre l’Union, et que le sénateur Joe Manchin ne sait plus s’il est démocrate, républicain ou ni l’un ni l’autre.

Un jour, en fouissant dans la terre sur la ferme des Waibright, un cochon a fait ressortir un objet brillant. C’était un jeton en aluminium : « Bon pour une pinte de lait ».

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Les ouvriers étaient payés avec des jetons échangeables au magasin de la compagnie des frères Jennings.

Car ce grand champ qui s’étale devant nos yeux n’est pas celui d’une vieille ferme. C’était un village de 500 habitants. Une « ville d’entreprise », propriété de deux marchands de bois, les frères Jennings. Ils avaient quitté la Pennsylvanie après avoir rasé un bout de forêt, et avaient trouvé celle-ci.

Une concession forestière, une rivière, une scierie, un chemin de fer, quelques centaines de maisons de bois pour les ouvriers, et un magasin appartenant aux Jennings, bien sûr, où les ouvriers étaient obligés de s’approvisionner. On a connu ce modèle de « développement » et d’exploitation au Québec aussi.

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Un des chats des Waibright contemple ce qui était jadis Jenningston.

Sauf que dans ce coin reculé des Appalaches, une fois les deux collines rasées, le village était abandonné, le chemin de fer parti, il n’y avait plus rien à faire ici, à part une pauvre agriculture de subsistance. Tout a été abandonné.

Cent ans plus tard, une forêt superbe a repris ses droits sur les deux collines, et à moins de fouiller pour trouver les anciennes fondations, on pourrait jurer que cette ferme isolée est ici de depuis 200 ans.

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Des centaines de maisons de Jenningston, il ne reste que la maison des Jennings.

Il reste une seule maison, celle des Jennings, où habitent les Waibright, une vieille famille de la région. Ils ont fait l’école à la maison et vivent de leur petite ferme : quelques animaux, quelques légumes, des cours de métiers traditionnels, des cours d’armes à feu, des chambres à louer.

Ici, enclavés dans ces montagnes verdoyantes, on se méfie des politiciens de Washington, de la vie moderne et des coyotes. On respire un air frais. On lit la Bible. On se baigne dans la rivière Laurel. On sait encore l’art ancestral de cuisiner la marmotte et l’écureuil. Et on se fout bien de ce que vous en pensez.