Salle à guichets fermés, ovation debout. Il ne manquait que le tapis rouge, à Montréal la semaine dernière, pour accueillir Oleksandra Matviïtchouk, la patronne du Centre pour les libertés civiles de Kyiv et l’une des lauréates du prix Nobel de la paix de 2022.

L’avocate ukrainienne des droits de la personne accepte avec grâce l’attention qui est portée à sa personne et à ce qu’elle a à dire sur l’invasion russe de son pays. Elle n’oublie pas cependant qu’elle a longtemps prêché dans le désert.

Pendant les huit années qui ont précédé le début de la guerre totale en 2022, elle et son équipe ont récolté des centaines de témoignages d’Ukrainiens qui avaient été « torturés, violés, battus » alors qu’ils étaient détenus par des forces russes qui combattaient déjà dans l’est de l’Ukraine, dans la région du Donbass.

« Ces gens m’ont dit qu’on les obligeait à se recroqueviller dans des boîtes en bois, qu’on leur coupait des doigts, qu’on leur arrachait les ongles. Qu’on donnait des décharges électriques sur leurs parties génitales. La Russie a caché tout ça pendant huit ans tandis qu’elle se préparait à une invasion à grande échelle », me dit-elle, assise sur un canapé violet du Centre Phi dans le Vieux-Montréal quelques minutes avant de prendre la parole dans un évènement organisé par l’Institut montréalais d’études sur les génocides et les droits de la personne.

De 2014 à 2022, l’Ukrainienne a donc envoyé des dizaines de rapports au Conseil de l’Europe, aux Nations unies et à l’Union européenne pour réveiller tout le monde. Pour être le canari dans la mine. « Ça n’intéressait personne », dit-elle.

Aujourd’hui, l’intérêt est là. Oleksandra Matviïtchouk reçoit accolade après accolade, les tribunes qu’on lui offre se multiplient, la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale ont lancé des procédures contre la Russie et Vladimir Poutine, mais la militante des droits de la personne en vient à un constat qui glace le sang. « Maintenant que nous avons l’attention, qu’est-ce que ça change ? Nous ne pouvons toujours pas arrêter les atrocités russes avec le système de paix et sécurité que nous avons bâti après la Seconde Guerre mondiale », qui inclut les Nations unies et la justice internationale. « Notre seul espoir, ce sont les armes ! », laisse-t-elle tomber.

Ces jours-ci, donc, la lauréate du prix Nobel de la paix de 41 ans met à profit son statut pour soutenir l’effort de guerre ukrainien, pour convaincre des chefs de gouvernement d’envoyer plus d’armements, plus de ressources sur les lignes de front. Et elle ne s’en excuse pas.

Au cours des derniers mois, alors que les États-Unis ont tardé à envoyer de l’aide militaire en Ukraine, les Russes en ont profité pour gagner du terrain, notamment dans la région de Kharkiv. « Nous recevons des demandes à l’aide de centaines et de centaines de gens. Beaucoup ont fui l’occupant russe, mais tout le monde ne l’a pas fait. Ce qu’on voit, c’est que les Russes font la même chose qu’à Boutcha [en 2022] : ils tuent, ils torturent et ils violent, et je suis malheureuse parce que je ne peux pas les arrêter », dit-elle. À ce jour, son organisation a documenté 72 000 crimes de guerre. « Soixante-douze mille histoires de souffrances humaines », aime-t-elle rappeler.

Elle a encore de la difficulté à s’expliquer la frilosité de l’Occident, qui tremble à chaque menace de représailles du maître du Kremlin. « La Russie n’a pas de ligne rouge. Je ne comprends pas pourquoi les États occidentaux en ont autant dans la défense de la liberté et de la démocratie », fait-elle valoir.

C’est ce combat pour la liberté et la démocratie qui a mené Oleksandra Matviïtchouk où elle est aujourd’hui. Avant de se joindre au Centre pour les libertés civiles qu’elle dirige aujourd’hui, la jeune avocate, née à Boïrka, en banlieue de Kyiv, a mis sur pied l’organisme Euromaidan SOS pour venir en aide aux manifestants étudiants qui avaient été dispersés et malmenés par les forces de l’ordre ukrainiennes lors d’une manifestation le 30 novembre 2013.

Cette manifestation et la répression qui a débuté ce jour-là ont été l’étincelle d’un mouvement qui a fini par avoir raison du président prorusse Viktor Ianoukovytch en février 2014. Une révolution que Vladimir Poutine n’a jamais digérée et qui, selon Oleksandra Matviïtchouk, est à l’origine de tout ce qui a suivi. « Ce qui se passe en Ukraine, ce n’est pas une guerre entre deux pays. C’est une guerre entre deux systèmes, l’autoritarisme et la démocratie », a-t-elle dit lors du discours d’acceptation du prix Nobel en 2022, que l’organisation qu’elle dirige partage avec Memorial de Russie et Viasna de Biélorussie. Depuis, elle répète cette phrase comme un leitmotiv.

Si pendant notre entrevue, l’avocate longiligne est tout cerveau, une autre partie de sa personnalité se révèle quand elle prend la parole en public. Ses yeux bleus se remplissent d’eau quand elle raconte l’histoire d’un jeune Ukrainien qui a vu sa mère mourir de froid dans ses bras dans l’Ukraine occupée.

Ou quand elle parle des enfants ukrainiens, transférés et adoptés de force en Russie, mais qui continuent à se battre pour leur langue et leur culture et pour rentrer à la maison. La géopolitique disparaît quelques minutes et c’est l’Ukrainienne triste et en colère qui apparaît.

Impossible de ne pas tendre l’oreille. Difficile de ne pas vouloir en faire plus.

Et ce plus, Oleksandra Matviïtchouk, qui fait une tournée au Canada de plusieurs jours, ne se gêne pas pour le nommer. Elle estime qu’il est nécessaire de mettre sur pied un tribunal spécial qui aurait comme seul objectif de juger Vladimir Poutine pour le crime d’agression, même en son absence, faisant voler en éclats son impunité et son immunité. Une initiative que le Canada pourrait porter en plus d’augmenter son aide militaire et de redoubler d’efforts au sein de la coalition qui travaille au retour des enfants ukrainiens dérobés à leurs familles. « Et le Canada, en tant qu’État multinational et multireligieux, pourrait expliquer les visées génocidaires de cette guerre, qui ne sont pas très visibles en Afrique et en Amérique latine », ajoute-t-elle, tout en se disant déjà touchée par l’appui du pays à l’Ukraine.

« J’espère revenir à Montréal. Je sens vraiment l’empathie des gens pour ce que nous vivons. Ça fait du bien », m’a-t-elle dit après avoir posé pour le photographe de La Presse. Dans ses yeux bleu vif, les larmes ont fait place à une étincelle.