Cet automne, j’ai assisté à une conférence qui a ébranlé la perception que j’avais de moi-même en tant que démocrate pure et dure.

Le conférencier, Archon Fung de l’Université Harvard, nous a invités, moi et les 400 autres journalistes réunis, à identifier les cinq enjeux politiques qui nous tiennent le plus à cœur. Pensez à des sujets de l’ordre des changements climatiques, du contrôle des armes à feu, de l’immigration mondiale, de la survie du système de santé, de la redistribution de la richesse ou du sort de la culture québécoise et de la langue française.

Pensez à ce qui vous empêche de dormir parfois.

Le politologue américain, directeur du Centre Ash pour la gouvernance et l’innovation démocratique, nous a ensuite demandé de répondre à la question suivante : pour combien de ces cinq enjeux êtes-vous prêts à accepter que le camp politique opposé au vôtre soit celui qui ait le dernier mot ? J’avoue que le chiffre que j’avais en tête n’était pas très élevé. Laisser le sort de la planète à un climatosceptique ? Au secours, ai-je pensé.

« Si vous avez répondu un ou deux, vous n’êtes pas un démocrate, vous être un justice authoritarian, un autoritaire de la justice », a alors dit le professeur Archon Fung à son auditoire aux yeux ronds comme des 25 cents.

Comment définit-on les « autoritaires de la justice » ? « En gros, ce sont des gens qui n’ont pas la volonté de faire des compromis, de laisser aller l’idée qu’ils se font de la justice pour s’incliner devant un processus démocratique qui ne va pas dans le sens qu’ils aimeraient », explique le politologue, qui s’intéresse particulièrement à la démocratie américaine.

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Électeur dans un bureau de vote de Goma, en République démocratique du Congo, le 20 décembre dernier

« Le problème aujourd’hui, c’est que trop d’entre nous sont devenus des autoritaires de la justice », dit-il. La polarisation politique est un des principaux responsables de ce phénomène, fait-il valoir. Plus les électeurs se retrouvent aux extrêmes des idéologies politiques, plus ils ont de la difficulté à faire confiance à la démocratie. Ils peuvent même y voir une menace existentielle.

Pourquoi vous parler de cette conférence, dont le principal objectif était de susciter la réflexion ? Parce que l’année 2024 sera un immense test pour la démocratie et pour les électeurs, possiblement le plus grand test de l’histoire de l’humanité en la matière.

Jamais autant d’êtres humains – soit 3,2 milliards – n’auront été appelés aux urnes en une seule année, dans une série de 40 élections nationales, selon un décompte de l’agence de presse Bloomberg. La plupart de ces élections seront porteuses d’enjeux cruciaux.

À titre d’exemple, l’île de Taïwan sera la première à se donner un nouveau président en 2024 et cette élection aura des répercussions directes sur les tensions en mer de Chine et dans l’ensemble du Pacifique. Et que dire des États-Unis, de l’Inde, de la Tunisie ou encore du Soudan du Sud ? Dans tous ces cas, c’est carrément l’avenir de la démocratie qui se retrouve sur le bulletin de vote.

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Des affiches de certains candidats à l’élection présidentielle qui aura lieu en janvier à Taïwan sont placées sur un bus de Taipei.

Et je ne vous apprends rien en vous disant que cette démocratie a la vie dure. Dans son grand rapport annuel, l’organisation Freedom House note un déclin démocratique global qui empire année après année depuis 17 ans.

Et le moral des troupes dans les pays où ce système politique survit est bas. Un sondage Ipsos publié à la mi-décembre indique que la moitié des personnes interrogées dans sept pays – les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Italie, la Croatie, la Pologne et la Suède – ne se disent pas satisfaites du fonctionnement de leur démocratie.

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Des partisans de l’ancien président des États-Unis Donald Trump, lors d’un rassemblement politique à Durham, dans le New Hampshire

Sans grande surprise, c’est aux États-Unis, où un président défait continue de dire qu’on lui a volé la dernière élection, que le taux de satisfaction est le plus bas : 20 %. Il n’y a que la Suède où ça se passe bien ! C’est assez déprimant, disons-le.

Heureusement, les plus récentes études sur le Canada sont rassurantes. En fait, le taux de satisfaction à l’égard de la démocratie au pays est équivalent à celui de la Suède, soit 65 %, selon l’Institut Environics, une firme de sondage de Toronto.

Selon son directeur général, Andrew Parkin, on relève notamment beaucoup moins de polarisation dans le système canadien qu’au sud de la frontière. La majorité des électeurs se disent au centre.

Par ailleurs, il y a moins d’écarts idéologiques entre la droite et la gauche canadienne qu’il n’y en a entre la droite canadienne et la droite américaine. « On ne note pas vraiment une contagion des phénomènes observés aux États-Unis. En fait, l’impact est plutôt inverse. L’identité politique canadienne a été renforcée depuis 2016 », note M. Parkin. Idem pour l’attachement à nos institutions démocratiques. Tant mieux.

Que faut-il attendre de l’année qui s’en vient, donc ? L’espoir que la pluie d’élections suscite la réflexion aux quatre coins du monde. Et pas seulement sur les grandes questions du jour – la substance politique –, mais aussi sur l’importance de la procédure électorale et de la transition pacifique du pouvoir, qu’on soit un fan ou non des nouveaux élus. L’année 2024 sera celle où il faudra dompter l’autoritaire de la justice en nous pour notre bien commun.

L’alternative ? Êtes condamnés à voter dans des élections qui n’en ont que le nom, comme celles qui auront lieu en Russie et en Iran. Et subir la classe dirigeante indélogeable.

Les élections à suivre en 2024

Taïwan – 13 janvier

Menacée d’annexion par la Chine, l’île autogouvernée au statut flou se choisira un nouveau président en plus d’un nouveau Parlement. Il y a trois candidats sur la ligne de départ, une rareté dans cette jeune démocratie où le bipartisme a longtemps été la norme. Les résultats des élections pourraient avoir un impact sur les tensions avec la Chine continentale puisque les trois partis ne voient pas du même œil les relations à entretenir avec le régime de Xi Jinping.

Inde – Avril et mai

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Narendra Modi, premier ministre de l’Inde

Dans le pays dorénavant le plus populeux du monde, plus de 900 millions d’électeurs seront appelés aux urnes avant le 16 juin, quand prendra fin le mandat du Parlement. L’actuel premier ministre issu du mouvement nationaliste hindou, Narendra Modi, semble pour le moment indélogeable, mais son opposition unifiée sous l’ombrelle de l’Alliance nationale du développement inclusif de l’Inde (INDIA) tentera de se mettre sur son chemin. Cette élection en dira long sur l’état de la démocratie indienne, minée par la suppression des médias indépendants et par un discours très dur à l’endroit des minorités du pays.

Mexique – 2 juin

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C’est sans doute une femme qui remplacera Andrés Manuel López Obrador à la tête du Mexique.

Qui remplacera Andrés Manuel López Obrador à la présidence du pays le plus méridional de l’Amérique du Nord ? Fort probablement une femme. Les deux principaux partis qui se font face ont tous les deux choisi des candidates. Pour le moment, la candidate de la gauche, Claudia Sheinbaum, est en avance, mais Xóchitl Gálvez, du Parti de l’action nationale, la suit de peu.

Parlement européen – Du 6 au 9 juin

PHOTO FREDERICK FLORIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des élections auront lieu au Parlement européen en juin.

Si on fait peu de cas des élections au Parlement européen de ce côté-ci de l’Atlantique, celles qui viennent risquent de faire exception. Forte de plusieurs victoires et avancées électorales à travers l’Europe, notamment en Suède, aux Pays-Bas, en Allemagne et en France, l’extrême droite pourrait y faire bonne figure.

États-Unis – 5 novembre

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Donald Trump et Joe Biden, lors d’un débat électoral en septembre 2020

On n’a pas fini d’entendre parler de cette élection présidentielle qui pourrait à elle seule décider du sort de la démocratie américaine. Pour le moment, tout indique que l’actuel président, Joe Biden, aura droit à une deuxième confrontation aux urnes avec Donald Trump, et ce, même si ce dernier est empêtré dans de multiples procès aussi bien en lien avec ses entreprises qu’avec ses agissements en politique. Beaucoup s’attendent à une importante mobilisation des troupes antidémocratiques fidèles à Donald Trump lors de ce nouveau scrutin, encouragées par le fait que trois Américains sur dix croient à ce jour – sans aucune preuve – que Joe Biden a volé la dernière élection présidentielle.

Afrique du Sud – Date choisie par le président sortant

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Jacob Zuma, ancien président de l’Afrique du Sud

Au pouvoir depuis la fin de l’apartheid, l’ancien parti de Nelson Mandela, le Congrès national africain (ANC), ne part pas en position de force cette fois et pourrait perdre la majorité à l’Assemblée nationale pour la première fois. Et c’est ce Parlement qui choisit le président. Parmi les opposants les plus féroces à l’ANC et au président sortant, Cyril Ramaphosa, on trouve notamment l’ancien président Jacob Zuma, issu aussi de ce parti. N’ayant pas digéré avoir été exclus du leadership de l’ANC après des accusations de corruption, ce dernier soutient maintenant un nouveau parti plus radical.

Royaume-Uni – D’ici la fin de l’année 2024

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Rishi Sunak, premier ministre du Royaume-Uni

Le premier ministre conservateur Rishi Sunak, troisième à occuper le poste depuis les dernières élections générales, a annoncé qu’il demanderait la dissolution du Parlement en 2024. Pour le moment, le principal parti de l’opposition, le Parti travailliste, est très en avance dans les sondages. Au cœur des enjeux, les relations avec l’Europe, l’immigration et l’économie.