Il trafiquait des armes pour les rebelles en Angola. Il dirigeait un groupe criminel qui faisait sortir clandestinement du cobalt du Congo. Il a livré des missiles, des mitrailleuses et des hélicoptères militaires au Liberia, alors que ce pays était en pleine guerre civile.

Mais Viktor Bout, trafiquant d’armes russe condamné, libéré par les États-Unis le 8 décembre en échange de la vedette américaine du basketball Brittney Griner, n’a jamais eu à répondre d’aucun des actes qui ont été documentés au fil des ans par des experts des Nations unies. Au lieu de cela, il a été arrêté lors d’une opération d’infiltration à Bangkok en 2008 par des informateurs de la Drug Enforcement Administration (DEA) américaine se faisant passer pour des révolutionnaires colombiens, puis condamné pour avoir conspiré en vue de tuer des Américains.

S’il a été salué à son retour en Russie comme une « personne merveilleuse », de nombreuses victimes africaines des conflits qu’il a approvisionnés en armes subissent toujours un traumatisme et attendent une forme de justice.

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Le trafiquant d’armes Viktor Bout lors d’une conférence de presse, lundi dernier

« Ce type est responsable du meurtre, indirectement, de milliers de personnes », a déclaré Hassan Bility, directeur du Global Justice and Research Project, une organisation qui documente les atrocités de la guerre dans son pays, le Liberia.

Un réseau de distribution développé

Selon les Nations unies, Viktor Bout disposait d’un réseau de plus de 50 avions qui étaient constamment impliqués dans « les expéditions d’armes de l’Europe de l’Est vers les zones de guerre africaines ».

Viktor Bout n’a pas encore répondu à une demande d’entrevue. Mais en parlant au New York Times en 2003, Viktor Bout a d’abord dit qu’il ne savait pas que ce qu’il livrait était des armes. Puis il a changé d’avis.

Des armes illégales ? Qu’est-ce que cela signifie ? Si les rebelles contrôlent un aéroport et une ville, et qu’ils vous donnent l’autorisation d’atterrir, qu’y a-t-il d’illégal là-dedans ?

Viktor Bout

L’une des zones de guerre où les Nations unies ont signalé des livraisons d’armes était le Liberia. Viktor Bout a fourni des armes à Charles Taylor, ancien président du Liberia, a déclaré Stephen J. Rapp, qui, en tant que procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, soutenu par les Nations unies, a mené les poursuites contre Charles Taylor, qui a finalement été condamné pour crimes de guerre pour les atrocités commises en Sierra Leone.

Parmi celles-ci figure l’opération Octopus de 1992, au cours de laquelle des enfants et des adolescents soldats ont assiégé la capitale libérienne et des milliers de personnes ont été tuées en un mois.

« La façon dont Charles Taylor menait ses guerres n’était pas d’aller tirer sur les combattants de l’autre camp, a déclaré M. Rapp. C’était à travers ces actes violents contre les populations. Et donc, si vous fournissiez des armes à Charles Taylor, vous aviez une bonne raison de penser qu’elles allaient être utilisées dans ce type de combat “pour les rendre craintifs”, comme il disait. »

Les horreurs de la guerre civile au Liberia

Pour Joshua Kulah, qui avait 9 ans lorsque la deuxième guerre civile du Liberia s’est terminée en 2003, cette peur est gravée dans sa mémoire. Joshua Kulah, aujourd’hui avocat de 28 ans, raconte qu’il avait des amis qui ont été forcés par les soldats et les rebelles de devenir des enfants soldats, et des cousins et amis qui sont morts sur la ligne de front. Il se souvient que ses parents le cachaient chaque fois que des hommes armés venaient dans le quartier, au cas où il serait enlevé et forcé de se battre lui aussi.

M. Kulah a déclaré qu’il était « indifférent » à la libération de M. Bout car il blâmait les personnes qui utilisaient les armes, et non celles qui les vendaient.

Hassan Bility a déclaré que son organisation commencerait à constituer un dossier complet sur les activités du marchand d’armes au Liberia, qui pourrait être utilisé dans une affaire contre lui, « et ensuite attendre » qu’il quitte la Russie pour pouvoir être extradé ou inculpé ailleurs.

Presque tout le monde au Liberia a souffert d’une manière ou d’une autre. Une femme, aujourd’hui âgée de 44 ans, se souvient de la guerre à laquelle M. Bout a fourni des armes comme d’une « simple privation ». Sa famille n’avait pas de nourriture, dit-elle, et devait marcher pendant des heures pour trouver quelque chose à manger.

La famille de cette femme était déjà traumatisée par les évènements de la première guerre civile (1989-1997), au cours de laquelle son oncle a été tué par les forces rebelles combattant pour Prince Johnson, un autre seigneur de guerre. M. Johnson est surtout connu pour avoir ordonné l’assassinat du président Samuel Doe en 1990 et pour avoir bu de la bière en le regardant se faire torturer. Mais aujourd’hui, M. Johnson est un puissant sénateur qui jouit d’une telle popularité politique qu’il joue régulièrement le rôle de faiseur de rois lors des élections présidentielles libériennes.

La femme dont l’oncle a été tué a voulu rester anonyme, 32 ans plus tard, par peur des répercussions. Le pouvoir politique de M. Johnson et la peur qu’il inspire toujours expliquent en partie pourquoi des milliers de victimes des guerres civiles libériennes n’ont jamais obtenu justice, a déclaré M. Bility.

Un tribunal des crimes de guerre réclamé

Il a déclaré que la libération de M. Bout était « difficile », mais qu’il ne critiquerait pas les États-Unis pour cela, alors que Washington a essayé à plusieurs reprises de demander des comptes aux rebelles libériens qui se sont enfuis là-bas, tandis que des centaines de criminels de guerre de retour au Liberia sont en liberté.

« Les États-Unis – en matière de justice – ont fait plus » que le Liberia, a-t-il déclaré. « Beaucoup, beaucoup, beaucoup plus. »

Pendant des années, les survivants libériens des guerres, les défenseurs des droits de la personne et certains politiciens ont fait pression pour la création d’un tribunal des crimes de guerre – ce qui a été recommandé par la Commission vérité et réconciliation du pays. Mais les gouvernements successifs s’y sont opposés.

Parmi les recommandations de la Commission : enquêter sur M. Bout.

Dans un premier temps, George Weah, l’ancienne vedette internationale du soccer qui est aujourd’hui président de ce pays d’Afrique de l’Ouest, a soutenu la création de ce tribunal. Mais, récemment, il s’est tu sur le sujet.

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Le secrétaire d’État américain Antony Blinken souhaite la bienvenue au président du Liberia George Weah, en marge du sommet États-Unis–Afrique, mardi.

Alors que les dirigeants africains se sont réunis cette semaine à Washington pour un sommet de haut niveau, M. Bility a demandé au président Joe Biden de parler à M. Weah de la création d’un tel tribunal.

M. Rapp, le procureur, a déclaré que la condamnation de M. Bout avait été un peu comme celle d’Al Capone, le mafieux de Chicago qui a finalement été emprisonné pour fraude fiscale – et non pour meurtre, trafic d’alcool ou racket.

« J’aurais préféré que quelqu’un d’autre que Viktor Bout soit échangé, a déclaré M. Rapp. Mais le fait qu’il ait fait presque 15 ans de sa peine de 25 ans est un certain réconfort. Al Capone n’en a fait que huit. »

Cet article a été initialement publié dans le New York Times.

En savoir plus
  • De 2 $ à 100 $ US
    M. Bout mêlait à ses activités de contrebande des affaires légitimes – et lucratives – comme l’achat de glaïeuls 2 $ US pièce en Afrique du Sud et l’envoi par avion de tonnes de fleurs à Dubaï, où il les revendait 100 $ US la tige.
    SOURCE : The New York Times