L'«objecteur de croissance» est à Montréal. Le journaliste environnemental français Hervé Kempf a fait couler beaucoup d'encre ce mois-ci en démissionnant avec fracas du Monde, parce que son patron trouvait qu'il n'était pas impartial dans sa couverture négative d'un projet d'aéroport dans les Landes. Un cas de censure directement lié aux pressions des propriétaires du quotidien parisien, selon M. Kempf. Il vient présenter son plus récent livre, Fin de l'Occident, naissance du monde.

Q. Dans vos livres, vous estimez qu'il faut abandonner l'exigence de la croissance économique. Avez-vous décidé de donner l'exemple?

R. (rires) C'est évident que c'est une perte de revenus conséquente, au moins 30%. Mais il faut être logique. Ma femme est d'accord. Nous sommes de la classe moyenne supérieure, j'avais un bon salaire. Nous devons nous dire: «On ne mange pas là, ça coûte cher.» Ou ne pas acheter ce petit truc qui nous ferait plaisir. Mes cinq enfants ont de 15 à 29 ans, ils sont quasiment tous casés. Nous nous sommes toujours débrouillés pour ne pas avoir de dettes, nous sommes locataires.

Q. Serait-ce plus difficile si vos enfants avaient de 0 à 14 ans?

R. Non, j'ai déjà fait des choix similaires. Quand j'ai monté Reporterre et que je me suis cassé la figure, en 1989, j'avais déjà quatre enfants. Et en 1992, j'ai quitté une émission de télé pour un problème de déontologie. Une fondation financée notamment par EDF finançait l'émission et avait fait des pressions après un reportage sur l'opposition à une ligne à haute tension dans les Pyrénées.

Q. Justement, plusieurs prônent une meilleure connexion entre les réseaux électriques des différents pays européens, pour mieux gérer les fluctuations de production des énergies renouvelables exploitant le vent, le soleil.

R. On pourrait analyser ça plus finement. Au lieu de penser l'éolien ou le solaire comme une industrie, on pourrait avoir une gestion région par région, pour limiter les lignes à haute tension qui déparent le paysage.

Q. N'y a-t-il pas parfois un dilemme entre la protection du paysage et de l'environnement, par exemple dans les mouvements d'opposition aux parcs éoliens?

R. Les énergies nouvelles sont en ce moment le cheval de Troie pour l'industrialisation des régions encore peu développées. Ce n'est pas seulement une question paysagère. Il faut arrêter de penser que l'espace est illimité. Il faut absolument être économe. Je pense à un cas en Bretagne, où des communes ont consulté les citoyens et formé une société coopérative d'énergie éolienne dont les recettes ne vont pas dans les poches des entreprises, mais restent dans la communauté et permettent de financer des dispositifs d'économie d'énergie.

Q. Il y a cependant des cas où des riches s'opposent aux éoliennes seulement pour une question de paysage, comme dans le cas de Cape Wind, à Cape Cod, où certains bailleurs de fonds de l'opposition sont de riches pétroliers ayant un chalet à Nantucket.

R. Les riches qui achètent les plus beaux endroits, c'est du gaspillage de l'espace, lié à la spéculation foncière. Ça oblige à l'étalement urbain. Si on diminue les inégalités, les riches ne prendraient pas les plus beaux endroits.

Q. Peut-on penser que les progrès technologiques - par exemple les voitures hybrides - permettront aux générations futures de remédier à la pollution à moindre coût?

R. Je ne crois pas. Prenez le nucléaire. On a grandement sous-estimé le coût des déchets nucléaires dans les années 70. Et on l'a vu avec Fukushima, les conséquences d'un accident sont trop énormes pour qu'on garde cette source d'énergie. J'avais une vieille DS (Citroën) et un jour, mon garagiste m'a dit que le châssis allait inévitablement briser. Je l'ai vendue à un collectionneur.

Q. L'Economist - encore - avait récemment un dossier sur la biodiversité, avec des indices permettant de croire qu'elle commence à s'améliorer parce que les pays émergents comme la Chine et le Brésil s'enrichissent et ont des fonds pour protéger l'environnement. Cela contredit-il votre thèse voulant que le capitalisme mène à la destruction de la société et de la planète?

R. Si quelqu'un ose dire que l'environnement est en meilleure posture en Chine et au Brésil qu'il y a 50 ans, je demande à le voir. C'est une fumisterie. J'aime bien l'Economist, mais son rédacteur en chef est chaque année à la réunion du groupe Bildenberg [réunion internationale de personnalités des affaires et de la politique qui se déroule à huis clos].

Q. Vous proposez de revenir à un monde où, entre autres, la proportion de la population qui travaille dans le secteur agricole est plus élevée, où il y a moins d'inégalités, où les énergies renouvelables et l'économie d'énergie sont des moteurs de croissance. Avez-vous un exemple concret que votre stratégie économique fonctionne?

R. La Suède, le Danemark. Mais il ne faut quand même pas demander aux écologistes de prouver qu'ils ont raison de demander un autre système. La situation actuelle n'est pas brillante. Le chômage est élevé, le système financier demeure fragile.

Q. Mais dans les hauts lieux de ce capitalisme pollueur que vous décriez, l'Alberta des sables bitumineux et le Dakota du pétrole de schiste, le chômage est très bas.

R. Croyez-vous que ce sont des emplois durables? On prend une ressource et on l'éteint. Prenez les baleiniers de Nantucket. Ils généraient beaucoup d'emplois. Maintenant, il n'y en a plus.

Q. Vous avez évoqué dans les médias que vous avez des «indices» démontrant que Le Monde a eu des pressions de ses propriétaires pour vous retirer le dossier de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Quels sont ces indices?

R. Je ne les révélerai pas. J'ai gagné la bataille médiatique avec Le Monde; 70 000 personnes ont lu mon article à ce sujet sur Reporterre.