Le troc revient en force au Québec. Échaudés par la dernière crise économique ou simplement préoccupés par la surconsommation, de plus en plus de gens choisissent d'échanger biens et services au lieu d'acheter. Le concept est si populaire que même des commerçants acceptent d'y participer. Massothérapie, acupuncture, menuiserie, cordonnerie ou manucure: on est loin du troc de fourrures contre de la verroterie!

Pas besoin de payer pour recevoir un massage à l'Espace Chrysalide, rue Berri, à Montréal. Pas en argent, du moins. Philippe Simmonot, massothérapeute agréé, accepte en effet d'être rétribué suivant le principe du troc. Même chose lorsqu'on veut faire réparer des chaussures à la petite cordonnerie du village de Sutton, en Estrie.

Les propriétaires de ces commerces, comme de plus en plus de Québécois, sont membres d'un groupe d'échange. Cette version améliorée du troc d'antan permet à des regroupements de professionnels et à de simples citoyens de partager expertises, services ou objets. Le phénomène est encore marginal, mais il est en pleine expansion.

«On reçoit beaucoup de nouveaux membres. Il y a une vogue réelle», note Katia Gosselin, présidente du conseil d'administration de la Banque d'échanges communautaires de services (BECS). Depuis 15 ans, l'organisme gère un système de troc qui permet à ses membres - ils sont maintenant 140 - de recourir aux services les uns des autres sans frais. Yoga, pilates, traduction, photographie, soutien informatique, naturopathie, massothérapie, graphisme: les services offerts sont d'une étonnante variété.

«Notre but est d'attirer tous les corps de métier, dit Philippe Simmonot, membre du groupe. Ce serait formidable. On pourrait vraiment limiter notre usage de l'argent.»

Depuis qu'il est membre de BECS - il s'est inscrit l'an dernier -, il offre un ou deux massages par mois en formule troc. Le reste de sa clientèle est traditionnelle. En échange, il a eu recours aux services d'une photographe et a mandaté des gens pour faire la promotion de son entreprise en distribuant des prospectus dans des stations de métro. Il a aussi fait des réserves de desserts pour le temps des Fêtes.

«J'aime beaucoup l'aspect communautaire, le fait de pouvoir rencontrer des gens et d'être utile à la communauté sans la notion d'argent», explique Philippe Simmonot.

Crise et environnement

Le sens du communautaire est perceptible chez de nombreux adeptes du troc, mais c'est surtout la crise économique, qui a coïncidé avec une augmentation de la conscientisation environnementale, qui contribue à la popularité croissante du troc. «Il y a des gens qui doivent se serrer la ceinture mais qui n'ont pas envie de se priver. L'échange devient une façon de s'offrir des choses qu'on n'a pas nécessairement les moyens d'acheter», observe Maude Léonard, coordonnatrice de Troc-tes-trucs, organisme à but non lucratif qui organise des journées d'échange d'objets, de vêtements et de meubles d'occasion un peu partout à Montréal. «Chez nous, les gens accèdent à des objets en parfait état à coût nul et peuvent en même temps se débarrasser de ce qu'ils ont en trop.»

Fondé il y a sept ans dans le quartier Villeray, l'organisme a maintenant des cellules dans six arrondissements et dans une ville de banlieue. Il compte plusieurs centaines de participants. «C'est assez surprenant étant donné qu'on fonctionne surtout par bouche à oreille, dit Mme Léonard. Chaque fois qu'on organise une activité, il y a un peu plus de monde.»

Échanger des points

Autre organisme, même succès: partout au Québec, le Jardin d'échange universel (JEU) permet l'échange de biens et de services entre ses membres. Ici, on échange des points, qui, comme l'argent, servent à acheter les services de n'importe quel membre du groupe. «En offrant un service, on accumule des points, qu'on note dans un carnet. On peut ensuite choisir ce qu'on veut en retour et s'en prévaloir au moment opportun», explique Anna-Louise Fontaine, fondatrice du JEU dans les Laurentides. Ainsi, un participant pourrait donner une corde de bois à un membre acupuncteur en échange de points et acheter les services d'une gardienne, elle aussi membre, plutôt qu'un traitement d'acupuncture. «Ça permet une grande flexibilité», indique Mme Fontaine, que La Presse a rencontrée chez Éliane Laberge, autre adepte du JEU.

Cette dernière était en pleine séance de négociation lorsque nous lui avons rendu visite dans sa maison, à Val-David. En compagnie de quatre autres membres, elle tentait de troquer un chandail en laine épaisse. «Combien de points tu veux?» «Je ne sais pas trop. Ça vaut combien, selon toi?» Après discussion, elles se sont entendues pour 180 points. «Vendu!» Les femmes se sont mises à noter les changements au pointage dans leur carnet.

Le JEU Laurentides compte 111 membres. Les JEU des autres régions, des centaines d'autres. On y échange de tout: oeufs frais, viande de lapin, services de mécanique automobile, gardiennage, acupuncture... «Ce qui est bien, c'est que le système nous force à réfléchir à ce dont on a vraiment besoin. Pas comme quand on entre dans un magasin et que tout est offert», dit Éliane Laberge.

Elle croit également que le troc lui permet de s'offrir des choses qu'elle n'a pas les moyens d'acheter. «Beaucoup de gens de mon âge sont forcés de retourner travailler, mais pas moi, souligne la sexagénaire. J'ai un réseau et des ressources grâce au JEU. En plus d'avoir accès à toutes sortes de services gratuitement, je rencontre des gens qui ont les mêmes valeurs que moi.»

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POUR TROQUER AU QUÉBEC

TROC-TES-TRUCS

D'où ça vient? Imaginé en 2005 lors d'un atelier de l'école d'été de l'Institut du Nouveau Monde, le concept d'échange d'objets d'occasion a vraiment pris son envol en 2006. La première activité d'échange a eu lieu dans le quartier Villeray, en avril de la même année, et a réuni 35 familles. Des séances Troc-tes-trucs ont maintenant lieu dans six arrondissements de Montréal, à Mirabel et même dans la ville française de Hérault. Chacune attire jusqu'à 100 familles. Il s'en tient généralement quatre par année dans chaque quartier.

Comment ça marche? Les participants arrivent avec des vêtements, des livres, des meubles, des électroménagers ou tout autre objet dont ils veulent se départir. Tout est minutieusement inspecté par des bénévoles et doit être en bon état. On attribue ensuite des points en échange des objets, selon leur valeur et leur rareté. Les «trucs» à échanger sont disposés sur des tables. Chaque participant peut repartir avec de nouvelles trouvailles d'une valeur équivalant aux points qu'il a amassés en donnant. Tout ce qui ne trouve pas preneur est ensuite donné à un organisme de charité.

JARDIN D'ÉCHANGE UNIVERSEL (JEU)

D'où ça vient? Le concept a été importé de France à la fin des années 90. Au Québec, c'est en Estrie que les premiers échanges du JEU ont eu lieu. Depuis, le réseau, qui permet des échanges de biens, mais aussi de services et auquel adhèrent aujourd'hui des professionnels et des commerçants, s'est étendu. Il compte des membres dans six régions. Deux autres régions mettent actuellement sur pied des cellules.

Comment ça marche? Chaque membre annonce son offre de service. Cela peut aller du jardinage à la massothérapie, en passant par la corde de bois à donner ou la chambre à louer. Les participants accumulent des points (six points valent 1$) en offrant des biens et des services. Ils peuvent à leur tour «acheter» ce dont ils ont besoin avec les points gagnés, qui font figure d'argent. Le JEU n'exige donc pas un échange entre deux personnes. Un membre peut par exemple offrir ses services d'acupuncture à un ébéniste, mais avoir besoin d'une gardienne. Il utilisera les points donnés par l'ébéniste pour payer la gardienne.

BANQUE D'ÉCHANGES COMMUNAUTAIRES DE SERVICES (BECS)

D'où ça vient? Fondé il y a 15 ans, l'organisme à but non lucratif qui gère des échanges de services compte aujourd'hui 140 membres actifs, surtout dans la région de Montréal. Massothérapeutes, acupuncteurs, naturopathes, coiffeurs, esthéticiennes, traducteurs, graphistes ou menuisiers: l'organisme affirme sur son site web qu'on «trouve de tout ou presque».

Comment ça marche? Comme pour le JEU, le nouveau membre offre ses services en fonction de ses compétences et de ses intérêts. Les heures de service fournies aux autres membres lui sont créditées. En retour, à l'aide du site internet de BECS, il choisit d'utiliser les services des autres membres. Les heures utilisées sont alors débitées de son compte. Une heure de travail en vaut toujours une autre, quel que soit le service fourni. Une heure chez le coiffeur équivaut donc à une heure chez le dentiste ou à une heure de menuiserie.

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LES LIMITES DU TROC

Même s'il prend de l'ampleur, le troc demeurera marginal au Québec, selon l'économiste Ianik Marcil.

«Ce n'est pas pour rien que l'argent a été inventé par presque toutes les sociétés au cours de l'histoire. C'est un outil extraordinaire qui sera bien difficile à déloger», dit-il.

Il a lui aussi remarqué la popularité des groupes d'échange. «Ça existe depuis toujours, surtout dans les communautés rurales. Mais le web permet aujourd'hui de joindre plus de gens.»

Selon lui, les gens s'intéressent à ce système surtout pour des questions de valeurs. Il reconnaît toutefois que le troc, comme l'affirment plusieurs adeptes, peut réduire certains frais. «Mais il y a une limite à ce qu'on peut échanger, précise l'économiste. À un moment donné, vous n'aurez rien à donner que les autres veulent. On ne peut pas échanger une coupe de cheveux contre une auto, par exemple.»

C'est pour cette raison que certains organismes de troc utilisent un système de points pour éviter de forcer les échanges d'une personne à une autre. «Mais ça, ça revient à utiliser de la monnaie. On pourrait bien changer l'argent pour de l'argent de Monopoly. Ça revient au même», conclut l'économiste.

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FAB LABS

Les Fab Labs (pourfabrication laboratories) sont une sorte de version ultramoderne du troc. Il s'agit d'ateliers dans lesquels on met à la disposition du public des machines industrielles, comme des découpeuses laser ou des imprimantes 3D, pour permettre de fabriquer des objets qui coûteraient trop cher à réaliser autrement. Ces coopératives regroupent informaticiens, designers et artistes de tout genre qui partagent leur savoir et leur expertise. Le concept a été inventé au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et existe aujourd'hui partout dans le monde.