La hausse du niveau de la mer se fait sentir partout sur les côtes aux États-Unis et au Québec, et les villes doivent faire face à des défis de plus en plus nombreux pour protéger les populations. Nos journalistes se sont déplacés de la Louisiane jusqu'à Sept-Îles pour sonder les efforts faits par les régions touchées. Aujourd'hui, visite à Norfolk, en Virginie, qui voit son port, ses quartiers et son économie menacés par les inondations de plus en plus fréquentes.

L'ouragan Sandy souffle déjà très fort dans le havre de Norfolk, en 2012, quand l'inquiétude commence à gagner l'équipage d'un submersible nucléaire.

Leur vaisseau est en cale sèche pour un entretien important. Vulnérable et immobile.

Des trous béants ont été taillés dans la coque pour en retirer des dispositifs électroniques sophistiqués et ultrasecret.

L'équipement est entreposé sur une barge amarrée au quai du chantier naval de la marine.

Puis, c'est l'alerte.

L'eau commence à passer par-dessus les portes de la cale sèche. La barge, portée par les vagues de la tempête, menace de se déposer sur le quai et de se renverser.

En toute hâte, les marins soudent des plaques d'acier sur les ouvertures du sous-marin afin d'éviter que l'eau y pénètre.

Finalement, les dommages sont évités, mais on a frôlé la catastrophe. «Close call», résume le marin qui a raconté l'anecdote à La Presse.

Cet événement, la marine américaine refuse de le nier ou de le confirmer.

Mais c'est exactement le type de conséquences qui guettent le coeur de la puissance navale américaine avec la hausse inexorable des océans.

«C'est un gros problème pour nous, a affirmé en entrevue téléphonique Bob Freeman, océanographe et membre du groupe de travail de la marine américaine sur les changements climatiques. Nos installations sont sur la côte, nous en avons beaucoup et nous devons les examiner une à une. Il faut choisir nos priorités, et Norfolk est dans le haut de la liste.»

Norfolk, une agglomération de 1,3 million d'habitants, est la région des États-Unis qui compte le plus de bases fédérales de toutes sortes.

La base navale elle-même est la plus grande de la planète: c'est le port d'attache d'une douzaine de sous-marins, de 5 porte-avions et de 75 autres navires.

Puis, il y a les chantiers navals, ceux de la marine et aussi ceux de ses fournisseurs, comme General Dynamics ou BAE Systems.

Mais ce n'est pas tout: un des principaux centres logistiques de la Garde côtière est ici. Tout comme Langley, la légendaire base aérienne. Et la base amphibie de Little Creek, où les techniques de débarquement de la Seconde Guerre mondiale ont été mises au point.

Dix-huit agences sont installées dans cette zone côtière où l'altitude moyenne est de moins de cinq mètres.

Et c'est sans compter le port de marchandises: il y a quatre terminaux de conteneurs et de multiples installations pour la manutention du charbon.

Au total, des dizaines de milliards en infrastructures s'enfoncent lentement mais sûrement sous les flots.

Joe Bouchard a été le commandant de la base de Norfolk de 2000 à 2003. Après sa retraite, il a siégé à la législature de la Virginie. Il dirige aujourd'hui une association de gens d'affaires inquiets de l'impact de la hausse de l'océan, en plus d'être un haut dirigeant de Cox Communications, un géant des télécoms et des médias.

«C'est un endroit où il fait bon vivre, et les gens ne veulent pas partir, dit-il, en guidant La Presse à travers les quartiers de la ville. L'économie est reliée au port. Les chemins de fer Norfolk Southern convergent ici.»

Dans la région de Norfolk, le problème de la hausse des océans est devenu impossible à ignorer. Maintenant, plus besoin d'un ouragan: un simple «nor'easter», un vent du nord un peu trop insistant, ou encore une pluie un peu soutenue, et des quartiers complets sont sous l'eau.

«La fréquence des inondations a augmenté de façon notable, dit M. Bouchard. On appelait ça des inconvénients avant mais, de plus en plus, cela nuit à l'économie régionale.»

Le système militaire est lui aussi menacé, car il dépend de l'infrastructure civile, dit-il. «Les routes, l'électricité, l'eau, les télécoms, tout vient des environs. Et 92% des marins vivent à l'extérieur de la base. Alors la marine ne peut pas protéger la base à elle seule.»

La Presse a visité un quartier prisé des familles militaires.

Le paysage, dans cette banlieue aux apparences typiques, est étrange. Certaines maisons sont juchées sur des pilotis de trois mètres. D'autres semblent attendre le même sort. Au loin, on voit les grues du port.

Perchée sur sa terrasse avec vue plongeante sur une petite baie, Andrea Godbye explique qu'elle et son mari, marin, en sont à leur troisième séjour à Norfolk. «Nous avons déménagé 17 fois en 24 ans, dit-elle. Nous n'aurions pas acheté ici si la maison n'avait pas été surélevée. Notre assurance inondation nous coûte seulement 375$ par année, au lieu de 300$ par mois.»

La maison a beau être à l'abri, ce n'est pas le cas de la rue. Et l'inondation vient parfois sans avertissement. «Pour pas que nos autos soient inondées, on en est rendu à devoir suivre le calendrier lunaire, explique-t-elle. On est avertis pour les ouragans, mais pas les petites tempêtes. La semaine dernière, on a été pris par surprise.»

«Les inondations, c'est amusant!», ajoute sa fille de 7 ans.

Pas si amusant que ça, quand on y réfléchit bien, dit Skip Stiles, du groupe Wetlands Watch. Il milite depuis 30 ans dans la région et il a été l'un des premiers à sonner l'alerte de la hausse des océans.

«La hausse déjoue toute la planification municipale», indique-t-il.

Il se moque du programme fédéral FEMA, qui subventionne la surélévation des maisons sur pilotis, à 130 000$ pièce environ. La liste d'attente compte environ 900 maisons.

«FEMA paye pour les maisons, mais qui va hausser les rues? demande-t-il, alors qu'il arpente une jolie rue qui longe une des innombrables criques de la région.

«Ici, ils ont rehaussé la rue et ç'a coûté 1,3 million pour un seul pâté de maisons. Les maisons ne rapporteront jamais assez de taxes municipales pour payer cette dépense.»

Des plantes de marais salants qui colonisent les pelouses, des bouches d'égout qui fonctionnent dans les deux sens: les signes de la catastrophe en cours sont partout à Norfolk, affirme M. Stiles. «Il y a même une église qui publie l'horaire des marées avec celui des messes, pour que les gens ne se fassent pas prendre avec une auto inondée.»

Dans une rue non loin de la maison de Mme Godbye, il montre des poissons qui frétillent dans une flaque, laissés là par la dernière marée. «Des poissons qui nagent sur la rue: si c'est pas un signe que la mer monte, je ne sais pas ce que c'est!»

Les causes, un tabou

«Il n'y a pas de débat sur la réalité du phénomène, dit Ray Toll. Il y a un débat sur ses causes.»

M. Toll dirige la recherche sur la résilience côtière à l'Université Old Dominion, à Norfolk. Ce météorologue de formation est aussi un ex-officier de la marine.

Le scientifique en lui connaît bien la cause de la hausse des océans: les glaciers fondent et l'eau prend de l'expansion en se réchauffant.

Mais il sait qu'il n'arrivera à rien dans cette région conservatrice en parlant des émissions de gaz à effet de serre. «Je préfère ne pas m'en mêler», dit-il.

Il fait partie d'un comité créé par le président Barack Obama pour mieux préparer la région au phénomène.

Ignorer les «inondations côtières», comme on appelle ici pudiquement la hausse des océans, ne réglera rien. D'autant plus que le phénomène s'aggravera. Il y a eu 30 cm de hausse entre 1900 et 2000, mais ce sera cinq fois plus, soit 1,50 m, d'ici 2100.

La région de Norfolk est aux prises avec plusieurs phénomènes côtiers qui s'ajoutent à la hausse globale des océans pour en faire un des endroits aux États-Unis les plus à risque d'être engloutis d'ici la fin du siècle.

Un défi pour tous

«C'est un défi pour toute la région, dit M. Toll. Il y a l'eau qui monte, le sol qui s'affaisse, le continent qui s'enfonce. Et maintenant, il y a des indications que le Gulf Stream ralentit. Ça fait en sorte qu'il y a plus d'eau qui s'attarde sur nos côtes. Et il y a les tempêtes. Nous en avons toujours eu, mais elles s'ajoutent au reste et elles sont plus fréquentes.»

La solution? Pas facile. «Personne ne veut battre en retraite», dit-il.

C'est pourtant le sort qui attend la région, selon Michael Craghan, directeur du programme des «estuaires et climat» à l'agence de protection de l'environnement des États-Unis (EPA).

«L'avenir de Norfolk? C'est un peu Venise, et beaucoup battre en retraite», a-t-il affirmé à La Presse, en marge d'une conférence à Arlington, en Virginie.

«Mais on ne parle pas des causes, précise-t-il. On se concentre sur ce qui se passe. Si on parle des causes, les gens se mettent à parler de politique et d'idéologie.»

De son côté, Joe Bouchard, ancien commandant de la base navale, n'a jamais cessé de parler des causes. Et ne dissimule pas sa hargne contre les «négateurs des changements climatiques». «Le problème en Virginie, c'est que l'industrie du charbon et leurs alliés ont tellement de pouvoir, c'est difficile de transformer la conscience en action», affirme-t-il.

Au royaume du charbon, il parle volontiers des énergies vertes. «Les travaux d'adaptation ne stimuleront pas l'économie: on ne fera que protéger ce qu'on a, dit-il. Mais si on réduit les émissions de gaz à effet de serre, on stimule l'innovation. Cela ne menace pas l'économie.»

Une église menacée

Il y a des solutions pour les maisons, mais le révérend Win Lewis ne se fait pas trop d'illusions pour son église en pierre de taille et son clocher de 30 mètres de haut. «On ne réussira pas facilement à la monter sur pilotis», dit-il.

Quand la marée est un peu trop forte, l'eau remonte la rue jusqu'aux marches de l'impressionnant clocher-porche de l'église épiscopale, au coeur du quartier historique The Hague.

«L'église est construite dans une ancienne zone humide et l'eau veut reprendre ses droits», explique le révérend Lewis, en faisant visiter la nef, les chapelles et surtout le sous-sol de l'édifice centenaire. «Ici, l'eau commence à entrer par le dessous. Avant, la chorale pouvait répéter dans cette salle, mais maintenant, on doit faire ça ailleurs.»

«Que voulez-vous, la région s'enfonce et la mer monte, dit-il. Il n'y a pas de réponse facile.»

Un peu plus loin dans le quartier, un bâtiment résidentiel de quatre étages en briques rouges s'élève le long d'un canal. Construit il y a une centaine d'années, on peut voir en s'approchant qu'il souffre déjà, explique Skip Stiles, directeur de Wetlands Watch, un groupe écologiste.

«Cette bâtisse a connu environ 40 cm de hausse depuis sa construction, il y a 100 ans, et on voit que le sel se dépose sur les premiers rangs de briques, que le mortier a été refait récemment et qu'il est déjà abîmé.»

«Il y aura 40 cm de hausse supplémentaire d'ici 2050 et 1,50 m au total d'ici 2100. Un mètre cinquante, ici, ça fait peur.» Est-ce qu'il faudra condamner des quartiers?

«C'est une des possibilités, dit Joe Bouchard, président de la Virginia Coastal Coalition. Mais cela soulève bien des questions juridiques. On a des juges qui affirment que vous avez le droit de rester où vous êtes et d'y recevoir des services municipaux, même si votre maison est rendue sur des pilotis au-dessus des vagues.»