Toute l’année, Richard Hétu et Yves Boisvert nous informent sur les élections américaines dans une infolettre envoyée le mardi. Leurs textes sont ensuite repris dans La Presse, le mercredi.

(Portland, Oregon) Dan Horowitz vient voir la libraire de la section « dorée ». C’est ici qu’on trouve les polars, les livres d’horreur et de science-fiction.

« Je cherche des livres de Sinemon… Attendez, non, Simenon. J’ai de la misère avec ce nom, il y avait un programme de désintoxication qui s’appelait Synanon…

— Prénom ? »

Il cherche. Je lui souffle : « Georges ».

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Dan Horowitz, livres à la main

La libraire s’enfonce dans un rayon et revient avec cinq livres usagés. Le lecteur les examine, écarte celui à 30 $, en prend deux à 10 $. Heureux.

On trouve de tout, à la « cité des livres » Powell, qui se targue d’être la plus grande librairie indépendante au monde. Y compris un esprit indomptable d’indépendance et de résistance.

L’endroit, installé dans un ancien concessionnaire automobile depuis 53 ans, est un incroyable temple labyrinthique à la gloire du livre. Ici, on ne discrimine pas le neuf de l’usagé : on les classe par genre. Les étagères en contreplaqué s’alignent dans des sections de couleurs – perle, pourpre, rouge, rose…

Sans le plan, on se perd. Le mieux est donc de ne pas suivre le plan, et de se perdre entre les recommandations des libraires sur les fiches, les listes de best-sellers, les recommandations écrites des lecteurs… Je me suis emparé du Field Guide to Dumb Birds of North America (Guide pratique des oiseaux stupides d’Amérique du Nord), numéro 1 de la section « Nature », et d’une histoire du castor, cet « étrange rongeur qui a conquis l’Amérique ».

Tiens, voici L’Orangeraie, de Larry Tremblay…

L’histoire de cette librairie n’est pas moins étrange que celle du castor. Elle commence en 1970, quand un étudiant de l’Université de Chicago décide d’ouvrir une librairie de livres usagés dans cette ville. Michael Powell a beau être passionné, il n’a pas un rond. Des amis, parmi lesquels le futur Nobel de littérature Saul Bellow, lui avancent 3000 $. Au bout de deux mois, il les rembourse tant il a du succès.

À l’autre bout du pays, ici même à Portland, son père se dit que ce business de livres a l’air payant. Il démarre le Powell’s City of Books, succès instantané aussi. C’est maintenant la fille de Michael, Emily, qui est la patronne.

PHOTO YVES BOISVERT, LA PRESSE

Étagères (bien remplies) à la librairie Powell

Et c’est elle, en 2020, qui a décidé d’envoyer promener Amazon. Elle n’a rien contre la vente en ligne – encore que rien ne remplace la sensualité du furetage en librairie. Mais elle a décidé de ne plus vendre ses livres par le truchement d’Amazon, comme la librairie le faisait avant, et comme plusieurs indépendants sont plus ou moins forcés de le faire. Ce qui veut dire perdre une grosse pointe de la tarte des revenus.

Powell a son propre site. On y trouve la section Résistez à Amazon : « Parcourez le répertoire de livres de Powell pour découvrir comment cesser d’utiliser Amazon et soutenir une entreprise saine et éthique ».

Amazon avait à peine deux ans, en 1996, quand Jeff Bezos a tenté de convaincre les Powell de devenir son pourvoyeur de livres usagés. Ils ont refusé.

En 2016, Amazon a ouvert sa propre librairie à Portland. Ça n’a pas très bien passé chez plusieurs Portlandiens, pour qui Powell est le commerce le plus vital du centre-ville.

Il y eut la pandémie, qui a forcé la fermeture temporaire et des licenciements massifs. À cette époque, pour les ventes en ligne, Powell estimait ne pas avoir le choix : la position d’Amazon est si dominante qu’il valait mieux s’y joindre que de périr.

Mais en août 2020, Emily Powell a rompu les liens avec fracas. « C’est aussi difficile que d’arrêter de fumer », avait dit Emily Powell aux médias à l’époque. « On sait qu’on ne devrait pas le faire, mais on a comme l’impression de ne pas pouvoir s’en passer, de peur de voir les ventes diminuer. On ne pouvait pas envisager de perdre ce canal de ventes. »

« Nous avons regardé passivement pendant trop longtemps la destruction des quartiers et des petits commerces. Nous avons décidé de prendre position. »

En 2022, Amazon a annoncé la fermeture de toutes ses librairies et autres commerces physiques aux États-Unis.

La librairie Powell, avec son million de livres rangés dans 3500 sous-sections, est elle-même dans une position unique pour faire face à ce géant. Elle n’a pas été à l’abri des critiques : un long conflit de travail s’est réglé en décembre.

Mais l’entreprise ne s’est pas contentée de surfer sur l’attachement sentimental des bibliophiles. Dans cette institution culturelle ouverte 365 jours par année, on fait aussi de l’animation. Il y a des rencontres avec des auteurs chaque jour, et le week-end, deux ou trois. Les deux auxquelles j’ai assisté faisaient salle comble – une bonne centaine de personnes.

« Est-ce qu’il vous arrive de ne pas trouver un livre, madame la libraire ?

— Jamais, me dit-elle avec un mélange de fierté et de mauvaise foi. »

La librairie indépendante n’a pas dit son dernier mot dans ce pays.

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Mot de la semaine : manifestations

Le mouvement de contestation propalestinien s’est poursuivi sur les campus américains. L’Université Columbia a annoncé « renoncer » à sa cérémonie de remise de diplômes du 15 mai, la déplaçant dans un complexe sportif fermé. Cette décision est survenue quelques jours après une manifestation lors de la cérémonie d’ouverture de la collation des grades à l’Université du Michigan.

Lisez « Mobilisation propalestinienne : l’Université Columbia annule sa grande cérémonie de remise de diplômes »

Photo de la semaine

PHOTO MICHAEL NOBLE JR., THE NEW YORK TIMES

Scène de destruction à Sulphur, en Oklahoma, le 28 avril

Une deuxième tornade en cinq semaines a frappé la même ville de l’Oklahoma. Les tempêtes ont traversé l’Oklahoma alors que certaines régions, dont Sulphur et Holdenville, se remettaient à peine d’une tornade qui avait fait quatre morts et privé des milliers de personnes d’électricité à la fin du mois dernier.