C'était au début des années 70. J'étais jeune, aux études et sans le sou. Pour payer le loyer de ma piaule d'étudiante, j'étais caissière au cinéma Verdi du boulevard Saint-Laurent. Pour ceux qui ne l'ont pas connu, le Verdi était le temple du cinéma de répertoire, un vieux théâtre crade, qui craquait de toutes ses coutures, mais où on pouvait voir tous les soirs de la semaine pour 99 cents les films de Fellini, d'Antonioni, de Godard et de Polanski. C'était aussi un haut lieu de consommation de cannabis les vendredis et samedis soir à minuit avec les projections de Reefer Madness, film culte de tous les poteux de la ville.

Tapie derrière le minuscule comptoir, je vendais les billets, le Coke et le chocolat dans un même geste automatique à une foule de moins en moins nombreuse, mais qui, une fois enfermée dans la salle, me laissait lire en paix. Malheureusement, faute de relève cinéphile, le Verdi a fermé ses portes peu de temps après mon embauche. Son propriétaire, Roland Smith, m'a alors proposé de m'occuper du comptoir de bonbons dans une autre de ses salles du boulevard Saint-Laurent. J'ai accepté sans hésiter. Pas de problème. Le nom du cinéma? Le Pussycat. J'ai figé. «Candy girl» dans un cinéma porno? Vraiment?

 

Je me souviens de l'odeur écoeurante d'eau de Javel qui m'a sauté à la gorge le premier soir en poussant les portes vitrées. Je revois encore le carrelage noir et blanc en damier du hall qui donnait un air moderne et branché à cet antre puant la solitude et la misère sexuelle. Les clients étaient pour la plupart des immigrants grecs, polonais ou italiens, des ouvriers mal fagotés aux cheveux gras, aux ongles noirs et aux doigts jaunis par le tabac, de pauvres types à l'âge incertain qui avaient laissé femmes et enfants quelque part dans un bled perdu des vieux pays ou alors des chômeurs qui avaient trop de temps à perdre et pas assez d'argent pour se payer les faveurs d'une pute. Je me souviens aussi d'un très chic couple d'Outremont venu donner un coup de pouce à sa libido et de mon émoi en reconnaissant les parents d'une camarade de classe.

Entre les deux films de la double séance, Robert, le gérant, ouvrait grandes les portes. Puis il se précipitait dans les toilettes pour s'assurer que les clients énervés et sur le bord de l'explosion orgasmique ne se soulageaient que la vessie. Du côté du comptoir à bonbons, les pieds pataugeant dans les flaques collantes de Coke, j'avais de la difficulté à contenir le flot de clients en manque calorique qui me reluquaient, mais toujours du coin de l'oeil, jamais de front, comme s'ils avaient un peu honte ou alors qu'ils craignaient que j'aille les dénoncer à leurs femmes. L'odeur d'eau de Javel était forte mais celle de la culpabilité encore davantage. En même temps, il y avait quelque chose de foncièrement touchant dans ce troupeau d'hommes esseulés, déchirés entre leurs désirs et leur mortification.

Contrairement à leurs héritiers isolés devant des ordinateurs et livrés à l'offre sans limites d'un sexe de plus en plus violent, pervers et virtuel, ils étaient encore humains. Ils avaient encore conscience de leur transgression. Et puis au lieu de se branler mécaniquement devant une machine, ils étaient sortis de chez eux, avaient respiré l'air épicé du boulevard Saint-Laurent, avaient croisé des regards et communié avec l'humanité grouillante avant de pousser la porte d'un cinéma, peut-être porno, mais cinéma tout de même.

Roland Smith a fini par vendre le Pussycat qui, entre deux lettres écartées, est devenu le cinéma L'Amour, toujours là, au 4015 Saint-Laurent. J'y suis retournée avec ma collègue Émilie Côté. La salle de cinéma aux sièges rouges n'a pas changé. Ses murs sales continuent de suinter la misère sexuelle et le manque d'amour. Mais je ne regrette pas une seconde d'y avoir travaillé. Au contraire. Le Pussycat a été mon bac en anthropologie. Et chaque fois que je remonte le boulevard Saint-Laurent et que je passe devant, je remercie le ciel d'en être sortie.

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