Nous sommes dans une classe de sixième année. Tous les enfants ici vivent dans le secteur chaud de Montréal-Nord. «Si vous aviez le choix d'habiter n'importe où, combien resteraient dans le quartier?» demande la journaliste. Aucune main ne se lève. «Où habiteriez-vous?» Une forêt de mains se lève. Terrebonne, Mascouche, Laval, Repentigny. Pour ces enfants du bitume, la banlieue est un oasis inaccessible. Un endroit où règne le calme, où il y a des pelouses et des piscines derrière les maisons. «Là-bas, il fait plus beau», résume Youssouf.

«Aimez-vous vivre à Montréal-Nord?» leur avait d'abord demandé la journaliste. Aucun n'avait dit oui. «Il n'y a pas d'espace pour jouer. Parfois, on joue dans une entrée, mais quand le monsieur arrive avec son auto, il faut aller ailleurs», a dit Dylan. «Il y a toujours des déchets par terre», a souligné Kim. «À côté de chez moi, il y a une dame qui est bizarre. Quand on joue, elle nous dit de dégager et elle nous menace avec une bouteille», a raconté sa voisine de bureau. «Je ne peux plus jouer dehors après 7h parce qu'on ne sait pas trop ce qui peut arriver», a ajouté François.

 

Leur plus beau souvenir de ces années de primaire? «Les glissades d'eau en quatrième année», répond instantanément Carly. La moitié de la classe opine.

«Quand Valérie met son nez de clown», ajoute Liana. Toute la classe rit. Valérie, c'est Valérie Savard, leur professeure. Une main de fer dans un gant de fer. Elle les tient serrés, ses écoliers. Aucune incartade n'échappe à son regard perçant.

Mais parfois, elle met son nez de clown pour les faire rire. «Je les appelle mes faces de pet. Et quand leurs niaiseries ne sont pas évidentes, c'est des faces de pet qui puent», blague la petite femme aux yeux très bleus.

Parfois, aussi, Valérie met de la musique dans la classe. Des chansons que les jeunes aiment. Du hip-hop. «Et dès que Valérie a le dos tourné, il y a deux trois élèves qui dansent», rigole Liana, une craquante petite Haïtienne dont la tête est constellée de boucles roses.

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Après avoir enseigné pendant 23 ans dans des écoles de quartiers aisés, Anne-Marie Bertrand, professeure de musique, a fait le saut à Jules-Verne. «J'ai choisi de venir ici. On peut sauver beaucoup d'enfants avec la musique», croit-elle. À sa première semaine en poste, elle a eu tout un choc. «Un midi, on a demandé, à l'intercom, à tous les adultes de sortir pour surveiller les enfants dans la cour d'école», raconte-t-elle. Il y avait une bataille entre les jeunes des polyvalentes Henri- Bourassa et Lester B. Pearson, situées tout près. Les profs avaient pour mandat de protéger les élèves. «La police était là. Je me suis dit: wow! C'est quoi, ce quartier-là?»

Et pourtant, la prof de musique n'a jamais regretté son choix. Exubérante et théâtrale, elle donne tout un show à ses 21 groupes d'écoliers. «Ces enfants-là sont habitués à zapper. Ils peuvent me zapper facilement», dit-elle en riant. Elle est maître d'oeuvre de plusieurs projets ambitieux à l'école, comme des comédies musicales, pièces de théâtre, disques de chansons. Mais le quotidien n'est pas facile. Cette année, un jeune de deuxième année pique régulièrement des crises dans sa classe.

«Tes affaires, ça sent le caca. Ça sent la toilette», crie l'enfant. «Il se jette à terre, se cogne la tête contre le plancher», raconte Mme Bertrand. Lors de la première crise, il a fallu maintenir physiquement le jeune pendant près de deux heures avant qu'il se calme.

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Guillaume Lavoie est fatigué ce matin. L'enseignant est resté à l'école jusqu'à 1h30 du matin la veille. Chaque année, Guillaume construit une maison hantée dans l'une des grandes aires ouvertes pour fêter l'Halloween. Cette année, il a bâti, avec un autre prof, de grands panneaux en bois pour rendre l'ouvrage plus solide. Guillaume a acheté son bois, l'a transporté, a bâti les panneaux et a monté le tout. Dans les prochains jours, il décorera, à grand renfort de draps noirs et d'os de squelette en plastique. Tous les jeunes de l'école auront leur petit tour dans la maison hantée.

Depuis 13 ans, Guillaume enseigne en équipe avec Josée Laviolette à une classe double de quatrième année. Les deux profs sont de grands complices. «Je serais malheureux dans une classe avec des murs», dit Guillaume. Mais, admet-il sans peine, tenir la discipline dans ces deux classes est un boulot de tous les instants. «On enseigne autant qu'on éduque. Au mois d'avril, bien des profs ont le teint vert», résume-t-il. «Au total, on consacre au moins une heure par jour à faire de la discipline, dit Josée. On fait encore leur sac d'école avec eux. Ils ont 10 ans! Ça, c'est ce qui me décourage le plus.»

Ce matin, les écoliers de Guillaume et Josée sont en cours de sciences avec Maryse Lévesque. Sujet de l'activité: les minéraux. Qu'est-ce qu'une roche? Qu'est-ce qu'un minéral? Les enfants sont captivés par les diapos projetées par Maryse sur l'écran interactif dernier cri. On pourrait entendre une mouche voler. Ils répondent avec enthousiasme aux questions de Maryse. Ils savent ce qu'est le magma, la lave, les fossiles. Après la leçon, ils ont très bien compris ce qu'est une roche sédimentaire.

«Souvent, je me demande si les profs réalisent la différence qu'ils font dans la vie de ces enfants», dit la directrice, Claire Stabile.

Ce matin-là, dans la classe de Guillaume et Josée, la différence, elle sautait aux yeux.