Lorsque les tours du World Trade Center se sont effondrées le 11 septembre 2001, beaucoup ont prédit que l'attentat dirigé contre les États-Unis allait changer la face du monde à jamais. Mais est-ce vraiment le cas? La Presse a posé la question à Olivier Roy, grand expert de l'islam. Aujourd'hui établi en Italie, le chercheur d'origine française a signé plusieurs essais dont L'échec de l'islam politique, qui est enseigné dans les universités du monde entier. Son dernier opus, La sainte ignorance, traite des mutations de la religion dans le monde occidental. Un phénomène, note-t-il, fortement accéléré par les attentats du 11 septembre, mais qui, comme la plupart des grands événements mondiaux, aurait eu lieu même sans l'intervention d'Oussama ben Laden.

Q - On parle souvent d'un avant et d'un après-11 septembre, mais neuf ans après les attentats, peut-on dire que cet événement a eu des impacts profonds sur le monde dans lequel nous vivons?

R - Bien sûr, le 11 septembre a eu un impact, mais n'a pas changé le cours de l'histoire. C'est d'abord un événement symbolique qui a cristallisé des tendances lourdes déjà en place. Des problèmes et des crises différentes ont été d'un seul coup connectés entre eux. Par exemple, le conflit israélo-palestinien, le djihad, les armes de destruction massive, le terrorisme, l'intégration des musulmans en Occident et l'immigration ont été condensés. Toutes ces tensions, qui avaient leur logique propre, ont du coup été perçues à travers le prisme du 11 septembre.

Q - Est-ce assez pour changer l'ordre mondial?

R - Non, mais ça a accéléré les choses, ça a exacerbé les tensions. Notamment, le 11 septembre a permis à Bush de faire accepter la guerre qu'il voulait mener en Irak auprès de l'électorat américain, même si elle était prévue bien avant les attentats. Le seul événement qui n'était pas prévu et que le 11 septembre a créé est l'intervention militaire occidentale en Afghanistan. L'Occident n'aimait pas les talibans, mais personne n'imaginait une intervention militaire pour libérer la femme afghane de la burqa. On y est allé pour des raisons contingentes, parce qu'Oussama ben Laden était en Afghanistan. Et c'est pour ça que nous allons éventuellement tous partir de l'Afghanistan. Les talibans vont reprendre le pouvoir et la situation sera pire qu'en 1999.

Q - N'est-ce pas exactement ce que cherchait Al-Qaïda?

R - Oui, Al-Qaïda va alors crier victoire, mais en même temps, il est très peu probable que les talibans laissent Al-Qaïda se reconstituer en Afghanistan. Il est clair d'ailleurs que les gens d'Al-Qaïda jouent un moins grand rôle dans le paysage afghan aujourd'hui. Ce sont des organisations de type «taliban» qui sont en charge en Afghanistan ainsi qu'au Pakistan. Les attentats et les combats ne sont pas menés par des gens d'Al-Qaïda, mais par des groupes locaux. Dans cette région, Al-Qaïda est aujourd'hui marginalisée.

Q - Que reste-t-il donc d'Al-Qaïda neuf ans après le 11 septembre?

R - Le génie d'Oussama ben Laden, c'est d'avoir créé une organisation qui peut fonctionner sans son centre. En permettant le franchisage du nom, l'usage du concept et des techniques par des groupes locaux, peu nombreux, occidentalisés et mobiles, Al-Qaïda peut fonctionner sans Al-Qaïda. C'est à la fois ce qui fait la grande force et la grande faiblesse de ben Laden. La force, c'est qu'il suffit qu'il y ait un attentat au nom d'Al-Qaïda pour qu'on ait impression d'ubiquité de l'organisation, alors qu'en fait, derrière tout ça, il n'y a rien du tout. Le véritable champ de bataille d'Al-Qaïda, ce sont les médias. Et en ce sens-là, Al-Qaïda n'a pas disparu. La faiblesse d'Al-Qaïda, c'est qu'il n'y a pas de relais. Il n'y a pas de mouvement politique ou de masse derrière. Quand ils vont dans des endroits où il y a des guérillas, comme en Afghanistan, au Yémen et en Somalie, les groupes d'Al-Qaïda sont des parasites. Al-Qaïda n'a jamais réussi et n'a jamais peut-être essayé de se transformer en véritable avant-garde militaire et politique.

Q - Est-ce qu'Al-Qaïda a cependant réussi à s'imposer comme force religieuse?

R - Le facteur religieux ne compte pas chez Al-Qaïda. Bien sûr, ben Laden se réclame de l'islam, mais il ne parle jamais de la charia. Il va parler de l'impérialisme américain, de Che Guevara, du réchauffement climatique, des Palestiniens, mais pas de la religion. Ben Laden a beaucoup plus en commun avec les mouvements de gauche européens comme la bande de Baader (groupe terroriste d'extrême gauche) qui sévissait en Allemagne dans les années 70.

D'ailleurs, ben Laden est un marginal dans le monde musulman. Il est absent des grandes luttes qui s'y déroulent. Son champ de bataille n'est pas le Moyen-Orient, mais bien l'Occident global.

Q - Parlant de l'Occident, beaucoup d'experts ont dit que les musulmans de l'Occident ont été parmi les plus touchés par le 11 septembre et la montée de l'islamophobie qui a suivi. Quel est l'état des lieux aujourd'hui?

R - Le 11 septembre a créé un psychodrame où, d'un seul coup, tout ce qui concerne l'islam devient vital. Qu'on parle des minarets en Suisse, du niqab ou de la mosquée de Manhattan... Tout ça serait passé inaperçu avant le 11 septembre. Du coup, le 11 septembre a contraint les musulmans en Occident à réagir très vite. On leur a demandé de prendre position sur le djihad, la charia, le voile. Beaucoup d'entre eux ne voulaient pas passer pour l'Oncle Sam, mais dès qu'ils disaient «je condamne le terrorisme... mais», on leur disait que le «mais» prouvait leur soutien au terrorisme. Il y a eu un état de choc, mais les musulmans commencent à s'en remettre. On voit apparaître des discours de modération assumée. Il ne s'agit pas de s'aligner sur la politique étrangère des États-Unis, mais de tenir un discours responsable sur ce que c'est d'être musulman aujourd'hui en Occident, comme le fait l'imam de la mosquée de Manhattan ces jours-ci. La majorité silencieuse musulmane, après avoir été victime, retrouve enfin son expression.

Photo: archives AFP

Olivier Roy, spécialiste de l'islam.