L'anthropologue et animateur de radio Serge Bouchard a maintenant franchi la soixantaine. L'homme qui a fait son doctorat sur le mode de vie des camionneurs dans le nord du Québec se décrit comme «atypique». Mais à 61 ans, il se sent comme un homme de 61 ans. Cette semaine, il était au chevet de son ami Bernard Arcand, avec qui il a animé une émission de radio et écrit plusieurs ouvrages. Conversation philosophique sur la vieillesse.

Q À 61 ans, est-ce que vous vous considérez comme un baby-boomer?

R Non. L'identité d'une personne n'est pas une cohorte statistique. Et je ne fais pas partie d'une étiquette à la mode qui vient d'une analyse trop collée sur l'époque. Je ne crois pas à l'idée de catégoriser des classes d'âge avec des qualificatifs... la génération X, Y, baby-boomers, ceci, cela... Je sais qu'il y a eu un phénomène de naissances. Cela s'est observé et j'en fais partie. Je suis né en 1947.

 

Q Quand vous aviez 30 ou 40 ans, que signifiait pour vous avoir 60 ans?

R Comme n'importe quel individu, je ne pensais pas à ça. Je ne voyais pas plus loin que ma vie. Je ne savais pas si je serais en vie à cet âge-là. Je vivais. Je vivais mon temps. Une des caractéristiques de la culture et des gens d'aujourd'hui, et pas seulement des baby-boomers, c'est que nous sommes trop obsédés par la préparation du temps qui s'en vient: la retraite, les REER, la santé... Moi, j'ai choisi d'être anthropologue en 1968, un métier qui n'existait même pas. J'ai vécu au Labrador, j'ai appris les langues amérindiennes. À 40 ans, j'étais atypique. J'étais un libre individu. À 61 ans, je me définis comme un libre penseur. J'ai fait ce que j'ai voulu dans la vie et ce que la vie m'a permis de faire.

Q Est-ce qu'il y a eu une première fois où vous vous êtes senti vieux?

R J'ai eu des signes normaux du fait que je n'avais plus 20 ans. Ce sont des limites physiques que tu atteins. J'ai eu des avertissements que la machine s'use. Je ne peux plus manger, boire, travailler et sauter une nuit comme j'ai fait toute ma vie. Je n'ai pas la capacité que j'avais dans plusieurs domaines, sauf dans le domaine intellectuel, heureusement.

Q Qu'est-ce qu'être vieux, au fond?

R Les gens qui deviennent vieux sont les gens qui ne meurent pas. Cela a été dit par un médecin: «Si vous ne voulez pas mourir, vous aurez le maudit problème de vieillir.» C'est ça. Être vieux, c'est durer, rester en vie au-delà d'un certain temps. À la vieillesse nul n'échappe, malgré ce que dit la rumeur moderno-moderne. Quiconque ne meurt pas verra le poids des années. C'est incontournable. Cela s'appelle le vieillissement et la dégénérescence du corps. Et si vous allez dans le grand âge, ça devient mauditement évident. Notre rapport à la mort est lié à notre rapport à la vieillesse. On ne reconnaît pas que c'est normal de mourir. C'est la conséquence du fait qu'on prétend que c'est anormal d'être vieux. C'est chiant, vieillir. Vieillir est un naufrage. Ce n'est pas drôle voir ses fonctions s'en aller, mais il faut être humain jusqu'à la fin.

Q Votre ami et complice Bernard Arcand souffre d'un cancer; est-ce que cela a changé votre rapport au temps qui passe?

R Oh! mon Dieu, la vie s'était chargée bien avant de me donner des leçons d'humilité. Mon épouse pendant 27 ans, qui a été ma femme complice, ma femme adorée... elle n'aura pas eu la chance de vieillir, de devenir vieille. Elle est décédée à 46 ans d'un cancer. Le rapport à la vieillesse est complètement différent quand on a la sensibilité du temps qui passe et quand on voit des gens mourir jeunes. Quand on a la leçon de la vie, on est beaucoup moins prétentieux quand on parle de la santé physique. La santé est un état précaire qui ne présage rien de bon. Être en santé, fort et énergique, c'est extraordinaire, sauf que ça ne peut pas durer. Nous sommes à l'époque où nous nions la durée et l'usure. Nous avons acquis un discours fabuleux qui dit: aujourd'hui, nous ne sommes plus vieux, ça n'existe plus. Et si on devient vieux, c'est notre faute. Si tu prends soin de toi, tu n'auras pas de rides, tu n'auras pas d'arthrite, tes seins ne tomberont pas... Tout ça est faux et crée une tension psychologique sur des gens qui devraient normalement être heureux. Nous n'avons pas de philosophie cohérente face au temps qui passe. Si tu as 60 ans, tu n'en as pas 40. Si tu en as 80, tu n'en as pas 60. Et quand tu es encore vivant à 90 ans, ne t'étonne pas que ta vue baisse!

Q Pour vous, est-ce que le cancer, qui a emporté votre femme et qui aura raison de votre ami, est une maladie incompréhensible?

R Il n'y a rien d'original là-dedans, mais c'est une maladie fondamentale qui déroute la médecine. C'est la défaite de la médecine, la pire des maladies. D'abord par sa complexité, et ensuite parce qu'on a de la difficulté à être humble face à ça. Le cancer est une maladie non négociable qui nous dépasse. Qu'est-ce qui fait qu'un homme de 73 ans meurt en 15 jours? Le cancer est un rappel à l'ordre de la condition humaine.

Q Est-ce différent d'avoir 60 ans en 2009 par rapport à 1979?

R C'est pire. Aujourd'hui, nous sommes bombardés d'images stéréotypées. Nous n'avons plus les ressources personnelles pour nous rallier à une communauté de personnes de façon stable et normale. À 60 ans, mon père était un homme heureux qui savait qu'il avait 60 ans, et c'est tout. Puis à 70 ans, il savait qu'il avait 70 ans. Il est mort de façon naturelle à 82 ans. Il était très réconcilié avec l'idée que la vie n'est pas éternelle. Il n'a pas trouvé ça étonnant de mourir. C'est là que j'en veux à notre monde moderne: en quoi aujourd'hui serait-il différent d'hier? Moi, j'ai 60 ans, et je me sens comme un homme se sentait à 60 ans en 1900 ou il y a 2000 ans. Je suis content d'être en vie et je veux mourir le plus tard possible. Mais je ne lance pas une balle à 100 milles à l'heure. Soixante ans, c'est du millage... Il y en a, de la peine, du plaisir, de l'énergie dépensée, des hivers, des tempêtes, de la merde, des espoirs, de l'amour et de l'amitié!