L’hiver cogne toujours à nos portes sans crier gare. Voitures enneigées, trottoirs glacés, compteurs sous zéro, conditions routières exécrables… Toutes les raisons semblent bonnes pour le détester. Si les cartes postales le dépeignent comme une saison féérique, force est de constater que l’hiver, le plus souvent, nous dérange, nous incommode, nous ralentit. Pourquoi en est-il ainsi ?

Le regretté anthropologue Bernard Arcand avait soulevé cette question dans Abolissons l’hiver, un ouvrage qui célébrera son 25anniversaire le 15 janvier prochain. Il rappelait qu’au XVIIIsiècle, nos ancêtres travaillaient sans relâche pendant l’été en vue d’affronter la saison froide. Une fois que cette dernière était bien installée, ils n’avaient rien d’autre à faire que de cuisiner, réparer les vêtements troués, confectionner de nouveaux meubles… et se reposer.

Pour les Canadiens français de cette époque, l’hiver était une période non seulement de répit, mais aussi de festins. De nombreuses personnes profitaient de l’occasion pour boire, chanter et danser en compagnie de leurs voisins. C’est ce que le voyageur britannique Isaac Weld avait observé : « Lorsqu’on a passé un hiver en ce pays, on commence à ne plus tant redouter la rigueur de cette saison ; et quant aux Canadiens, ils la préfèrent à toutes les autres. C’est pour eux le temps du repos et des plaisirs. »

Le rythme effréné de la vie moderne

Pourquoi notre appréciation de l’hiver a-t-elle changé à ce point ? Selon Bernard Arcand, la réponse réside dans l’avènement du mode de vie moderne.

Au cours du XXsiècle, le Québec a connu une industrialisation rapide et la plupart des paysans sont devenus ouvriers. Alors que le cycle des saisons rythmait autrefois leur quotidien, ils se sont retrouvés à travailler toute l’année, sans jamais ralentir la cadence. C’est à ce moment qu’ils ont éprouvé, pour la première fois, un profond dégoût de l’hiver.

Évidemment, l’hiver peut se montrer impitoyable. Souvenons-nous du calvaire vécu par Jacques Cartier et son équipage lors de leur premier hiver au Québec. « Nous avons été continuellement enfermés dans des glaces, qui avaient plus de deux brasses d’épaisseur », écrivait le célèbre explorateur qui, l’été précédent, avait trouvé le climat du Québec si tempéré qu’il avait surnommé l’endroit où il se trouvait la « baie des Chaleurs ». Résultat : 25 des 110 marins qui l’accompagnaient n’ont pas survécu au périple.

Heureusement, les avancées technologiques ont considérablement réduit le nombre de décès dus au froid. Ironiquement, c’est aussi le rythme effréné de la vie moderne qui renforce notre aversion envers la saison froide. Habiller les enfants, déneiger la voiture, trouver un endroit où la garer, rouler à vitesse réduite sur les routes glacées pour éviter les accidents, le tout dans l’espoir d’arriver à l’heure au bureau… Alors que les saisons changent naturellement, notre emploi du temps, lui, ne change pas.

Dans une société où le temps défile de plus en plus vite, comme l’a montré le philosophe Hartmut Rosa, l’hiver entrave notre productivité et notre efficacité. Il se dresse comme un obstacle devant la cadence frénétique du monde.

L’anthropologue Bernard Arcand remarquait d’ailleurs que nos sociétés font tout en leur pouvoir pour « abolir l’hiver ». En témoigne le fait que la Ville de Montréal débourse annuellement près de 200 millions de dollars en frais de déneigement, en plus de répandre sur les routes et les trottoirs plusieurs milliers de tonnes de gravier. Dans cette curieuse société qui est la nôtre, nous traitons la neige comme un déchet à éliminer. Nous souhaitons vivre comme si l’hiver n’existait pas.

Prendre le temps

Récemment, alors que je marchais dans les rues enneigées de Montréal, un homme d’une soixantaine d’années m’a abordé à la sortie d’un commerce. « Ça fait longtemps qu’on n’avait pas vu ça, m’a-t-il lancé en regardant les flocons de neige tomber du ciel. Ça me rappelle cette époque où j’étais petit… »

J’ai alors réfléchi à la manière dont les enfants, vivant à l’abri des pressions de la vie moderne, parviennent à profiter pleinement des fééries hivernales. Une question m’est alors venue à l’esprit : pourquoi persistons-nous à mener une vie productive pendant l’hiver alors que la nature est contre nous ?

Dans son brillant ouvrage, Bernard Arcand nous invitait à considérer cette période de l’année à la manière de l’été, en rétablissant son statut de saison morte. Il nous proposait ainsi de renouer avec ce que nos lointains ancêtres savaient encore faire : prendre le temps d’apprécier l’hiver.

1. Abolissons l’hiver !, Bernard Arcand, Les Éditions du Boréal, 1999

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