« Le problème, c’est que les gens ont décidé qu’ils ne voulaient plus travailler autant depuis la COVID. Les travailleurs sont moins productifs. […] Nous devons voir le taux de chômage augmenter de 40 %-50 % […]. Nous devons faire mal à l’économie, rappeler aux gens qu’ils travaillent pour leur employeur, et non le contraire. […] Nous devons tuer cette attitude, et ça veut dire faire mal à l’économie. » — Tim Gurner, fondateur et président du Gurner Group

S’il y avait un palmarès des patrons les plus condescendants, l’Australien Tim Gurner trônerait près du sommet.

Lors d’une conférence plus tôt ce mois-ci, le fondateur et PDG d’une firme immobilière en Australie a déclaré que depuis la COVID-19, les employés étaient arrogants, moins productifs, « payés beaucoup à ne rien faire », et qu’il fallait hausser le taux de chômage jusqu’à la moitié pour « tuer cette attitude » arrogante.

Après que la vidéo a été vue sur des millions de fois sur le web, il s’est excusé et a supprimé ses comptes de réseaux sociaux.

Voyez la conférence de Tim Gurner (en anglais)

Tim Gurner a une attitude condescendante et manque d’empathie à l’égard des travailleurs.

Mais a-t-il nécessairement tort sur toute la ligne ?

Décortiquons ses propos, à tout le moins pour le Québec.

« Les gens ont décidé qu’ils ne voulaient plus travailler autant depuis la COVID »

Certains employés ont fait le choix de ralentir. Mais globalement, cette affirmation ne tient pas la route.

Le taux d’emploi chez les 25-54 ans est plus élevé en août 2023 (87,1 %) qu’avant la pandémie (86,0 % en août 2019).

Le nombre d’heures travaillées par semaine pour les employés à salaire fixe est passé de 36,2 heures en juin 2019 à 36,4 heures en juin 2022. Il a diminué à 36,0 heures en juin 2023.

Pour l’ensemble de l’économie, depuis 2022, les heures travaillées augmentent plus vite (+ 3,5 % entre janvier 2022 et mars 2023) que le nombre d’emplois (+ 3,2 %). Par contre, elles ont augmenté moins vite que le nombre d’emplois entre 2019 et 2022.

On a donc sensiblement la même charge de travail qu’avant la pandémie.

« Les travailleurs sont moins productifs » depuis la COVID

C’est faux. Au Québec, la productivité des travailleurs du secteur privé a continué d’augmenter durant la pandémie.

Pour une économie, on mesure essentiellement la productivité par le PIB (produit intérieur brut) créé par heure travaillée. Durant la pandémie (entre 2019 et 2022), l’indice de productivité a augmenté de 2,0 % au Québec et de 0,4 % en Ontario. (Bémol : la productivité avait crû de façon plus importante au Québec entre 2016 et 2019, soit de 4,1 %.)

« Les employés pensent que l’employeur est extrêmement chanceux de les avoir. Cette dynamique doit changer. »

Il ne faut pas se prendre pour un « 7 Up flat » pour regarder les travailleurs de son piédestal et les traiter d’arrogants.

Les travailleurs ne sont pas plus arrogants depuis la COVID. Mais en raison de la pénurie de main-d’œuvre, ils ont davantage de choix et de pouvoir de négociation au travail.

Quand le chômage est élevé et que la main-d’œuvre disponible est abondante, les employeurs ont moins besoin de faire des pieds et des mains pour retenir leurs employés.

Quand il y a une pénurie de main-d’œuvre, les employeurs doivent tout à coup être plus attentifs aux besoins de leurs employés. Et nous étions en 2022 au pire d’une pénurie de main-d’œuvre qui doit continuer jusqu’en 2031. « Les travailleurs ont le gros bout du bâton », dit l’économiste Emna Braham, directrice de l’Institut du Québec, un institut de recherche. C’est une bonne chose.

« Durant la pandémie, les travailleurs, entre autres dans les secteurs de la restauration et de l’hébergement, ont été nombreux à améliorer leur sort en allant vers des secteurs mieux rémunérés », dit Emna Braham.

Au Québec, cette « dynamique » en faveur des travailleurs n’est pas à la veille de changer, entre autres à cause du déclin démographique de la population sur le marché du travail. En 2010, pour 100 personnes qui sortaient du marché du travail (à la retraite, par exemple), 98 personnes y entraient. En 2022, ce ratio était de 83 personnes qui entraient pour 100 personnes pour sortaient. On doit retrouver l’équilibre (ratio de 100-100) en 2031.

« Nous devons faire mal à l’économie » pour casser l’attitude des travailleurs

On ne hausse pas les taux d’intérêt pour punir les travailleurs. On le fait pour contrôler l’inflation, la ramener autour de 2 % (l’inflation au Canada en août : 4 %).

Contrôler l’inflation, c’est important. Si l’inflation est trop élevée à long terme, on pourrait tomber dans une spirale inflationniste. Les gens verraient leur pouvoir d’achat s’éroder et perdraient confiance en l’économie. Ce serait catastrophique.

C’est pourquoi les banques centrales haussent les taux d’intérêt, même si ça réduit la croissance économique, hausse généralement le chômage, et amène une pression pour limiter les hausses de salaire.

Car si les salaires – une des principales dépenses pour beaucoup de biens et services, rappelle Emna Braham – augmentent trop rapidement, ils vont nourrir l’inflation.

On ne fait pas « mal » à l’économie pour changer l’attitude des travailleurs. On fait « mal » à l’économie pour contrôler l’inflation. La conséquence, c’est qu’on rééquilibre un peu le marché du travail à l’avantage des employeurs, afin que les salaires n’augmentent pas trop rapidement.

Rien à voir avec « l’arrogance » des travailleurs.

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