Il y a un bout que je ne vous ai parlé de ma mère. Elle vit toujours avec un alzheimer qui se maintient sur un plateau « confortable ». Elle reconnaît ses proches, elle est fonctionnelle. Elle vivait en résidence depuis huit ans. D’abord « autonome », elle a été transférée à l’unité de soins depuis trois ans et demi. Elle aura survécu à la pandémie, probablement protégée de ce grand choc émotif que fut le confinement par l’oubli ouaté dans lequel elle est plongée.

Elle m’avait dit avant d’entrer en résidence privée pour aînés (RPA) : « Fais ce qui est le mieux pour moi. » (C’est l’objet d’une balado sur OHdio1.) Si je suis la fille de mon père, je suis progressivement devenue la mère de ma mère, même si ma pratique de la proche-aidance n’a rien à voir avec le dévouement total et sans condition de certaines et de quelques-uns.

La résidence pour personnes âgées, donc. Choisie par elle, il y a huit ans. Lors de visites avec la courtière en résidences, nous avions eu le choc, la révélation, de constater que les RPA sont un microcosme où les classes sociales sont reproduites avec précision et cruauté jusque dans le grand âge. Ma mère ne s’y était pas trompée, se sentant observée et jugée alors que nous lui faisions visiter une résidence plus haut de gamme. On ne la duperait pas : « Je ne suis pas à ma place. »

Le déterminisme social est difficile à transcender, même vieille, même ayant vendu sa petite maison à profit, même en méritant le meilleur, même atteinte d’alzheimer. Le sentiment d’appartenir à un rang précis de l’échelle sociale est rude et persistant…

Elle passera donc huit ans dans cette RPA drabe et triste d’une grande chaîne nationale. Les longs corridors de lino sans fauteuils malgré l’âge avancé de la clientèle. Une manufacture à ennui, dans le bruit traînant des déambulateurs, où les sourires sont rares, où la qualité des soins est correcte, sans plus. Un long fleuve tranquille et monotone, du bœuf en sauce brune sur légumes bouillis, le tic-tac de l’horloge, stimulation minimale puisque ma mère rechigne devant les activités de groupe… Mais le refus péremptoire (et médicamenté) d’une nonagénaire oublieuse avec comme seule compagnie deux chats en peluche est-il une sommation à rester isolée toute la journée ? Les anges gardiens ont parfois les ailes rognées… Et on ne parlera pas des coûts. La chaîne est avide. Les dernières années, avec tous les soins, le loyer aurait pu couvrir la coquette hypothèque d’une luxueuse maison du Plateau.

En novembre dernier, un travailleur social du CLSC m’a contactée, me rappelant que la RPA ne pourra plus garder maman malgré les dizaines de milliers de dollars annuels, puisqu’elle requiert maintenant trop de soins. Elle sera transférée en CHSLD. La sentence que je redoutais, celle qui fera basculer la vie de maman.

Comme nous tous, je suis bourrée de préjugés envers les CHSLD. Le CHSLD, ce mouroir. La fin de ligne des soins au Québec. Sa désolation, ses bains rares, son sinistre bilan covidien. Nous connaissons tous des histoires d’horreur mêlant dédales administratifs kafkaïens et négligence, avec un CHSLD comme décor. Un sentiment de culpabilité m’envahit. Je vais donc abandonner à l’État la gestion de l’intimité et la fin de la vie de ma mère ?

Fin juillet, je reçois l’appel définitif et impératif. Dans deux jours, une chambre sera libérée et l’attendra au CHSLD Saint-Joseph de la Providence. Ma mère de 96 ans entrera dans sa dernière demeure.

Et là, coup de théâtre, scénario disneyesque. Le lieu est moderne, aéré, lumineux. La chambre, vaste et fonctionnelle. Nous la décorons, ma sœur et moi, avec ses objets, ses photos. Un comité d’accueil lui chante un air de bienvenue, on l’applaudit. C’est ensuite un tourbillon d’infirmières, de préposés, médecin, responsable des activités qui viendra la voir. Elle présente des difficultés ? Ils cherchent des solutions. Ils installent à sa porte une fiche avec des photos qui racontent son parcours de vie, l’humanisant du coup aux yeux de tous les futurs soignants. Le personnel de ce CHSLD est inouï de perspicacité et d’humanité. Ma mère est bien tombée. Mais quand je raconte cette histoire autour de moi, plusieurs connaissances relatent le même genre d’expérience avec leurs proches en CHSLD.

Je tenais à faire partager cette histoire.

Les CHSLD inspirants et chaleureux, avec du personnel allumé, existent (et ce ne sont pas des Maisons des aînés de la CAQ). Ils ne sont pas tous dévastés. Le public peut de belles choses.

Le « paradis des aînés » n’est pas nécessairement la RPA de la pub enthousiaste à la télé, et tous les CHSLD ne sont pas systématiquement sinistres. Les préjugés envers le secteur public et les gens qui y travaillent sont pourtant persistants.

Saint-Jo sera la dernière demeure de ma mère.

Elle y est bien, sa dignité est respectée. Je suis en paix, et remplie de gratitude.

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