Pourquoi tant de gens infectés à Montréal-Nord ?

Comme par hasard, c’est là qu’habitent de nombreux réfugiés. Et comme par hasard aussi, c’est chez eux qu’on recrute les préposés pour les résidences, les CHSLD, partout où circule le virus.

Vanne Guerrier avait encore un pansement au cou, mardi, quand on s’est rencontrés devant l’immeuble où elle habite en demi-sous-sol.

« Ils ont fait un trou pour passer le tube et me donner de l’oxygène », a dit la femme de 46 ans. Huit jours à l’hôpital, deux aux soins intensifs.

Elle travaillait comme préposée dans deux résidences. Une à Coteau-du-Lac. L’autre à Sainte-Julie. Elle travaillait là, mais son employeur, c’est des agences.

Chaque matin, l’agence passe chercher des préposés dans une camionnette. Ils sont une demi-douzaine. On les paie 14 $ ou 15 $ l’heure. L’agence facture le double aux résidences, en pénurie chronique de préposés.

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Vanne Guerrier travaillait comme préposée aux bénéficiaires dans deux résidences pour aînés. Elle a contracté la COVID-19.

Il y a eu une éclosion à la Rosière, à Sainte-Julie. Les préposés de l’agence avec qui elle travaillait sont presque tous infectés.

« Je ne sais pas comment je l’ai attrapé, je fais très attention… »

Oh, en passant, deux travailleurs qu’elle connaît sont morts, me dit-elle. Une femme qu’elle ne connaît pas beaucoup. Et un homme dans la quarantaine, qui travaillait souvent avec elle.

« Morts ?

– Il a eu ses funérailles samedi », dit-elle.

Le propriétaire de l’agence me confirme qu’un de ses employés dans la quarantaine est mort. Impossible de dire que c’est de la COVID-19, dit-il, il n’a pas eu la confirmation de la famille.

« C’était un réfugié. Un père de famille. Il aurait pu rester à la maison. Beaucoup restent à la maison et reçoivent les 2000 $. Lui est allé au combat. Il est mort, monsieur le journaliste, mort, mort, comme un poisson frit… »

Une mort hors réseau, hors statistiques, invisible.

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Mme Guerrier a quatre enfants. Le plus vieux est à New York. Les trois autres en Haïti. Le peu qu’elle gagne, il s’en va là-bas. Le père est mort en 2004.

« Ce que je faisais ? J’étais jardinière d’enfants, en Haïti, on appelle ça jardinière », dit-elle avec un sourire, l’air de dire je sais, j’ai l’air de faire pousser des êtres humains.

Arrivée en 2018, premier boulot : dans un abattoir de porcs. Elle a suivi un cours de préposée, pour travailler avec les vieux maintenant.

« On fait leur toilette, on leur donne de la nourriture. Mais on fait des jeux aussi, on chante, on danse [elle esquisse un mouvement des hanches]. Les gens, quand ils vieillissent, des fois ils deviennent comme des petits enfants, des timouns… »

Elle s’ennuie.

« Quelqu’un vous aide ?

– Des gens de mon église. »

On lui a refusé le statut de réfugiée. Elle a perdu en appel. Son dernier recours : elle espère la résidence permanente « pour motifs humanitaires ».

Motifs humanitaires…

Qui, au juste, fait de l’aide humanitaire pour qui ?

C’est drôle comme les rôles semblent inversés ces jours-ci.

Ou peut-être voit-on seulement les choses à l’endroit, tout d’un coup.

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Cette dame, qui n’a pas voulu être identifiée par son vrai nom, a elle aussi contracté le virus en travaillant auprès des aînés.

Dans la même rue, une enfilade d’immeubles de huit logements, tous les mêmes, mais bordée de beaux arbres mûrs, je rencontre Gisèle. Elle ne veut pas qu’on donne son vrai nom ni qu’on montre son visage.

Elle commence par un « grand coup de chapeau » à Justin Trudeau et à François Legault.

« J’étais au travail et je vois ce qu’ils font, je suis tout ce qu’ils disent. »

Elle, c’est à Valleyfield qu’on l’envoyait. Même système : une agence, petit salaire. Et l’argent, elle l’envoie à ses enfants restés là-bas.

« J’ai mis des oignons crus dans toutes les pièces, et j’ai bu de l’eau tiède avec du citron », dit-elle.

Son colocataire, qui l’a suivie dehors pour l’entrevue, confirme avec une moue : juste des oignons frais.

« Mais vous l’avez attrapé quand même…

– Ça n’empêche pas de l’avoir, mais je n’ai pas été trop malade. »

Si, quand même assez, une nuit à 2 h 22, elle pensait mourir, tant elle avait mal, faisait de la fièvre.

« Mon seul chagrin, si je mourais, c’est que je ne verrais plus ma fille, je ne pourrais plus l’aider, elle étudie pour être infirmière à Port-au-Prince… »

Elle pleure. Elle nous montre une série de photos sur un vieux téléphone.

Elle aussi, trois ans après avoir traversé la frontière au chemin Roxham, attend une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Elle nous montre sa jambe blessée. Son dossier.

Elle habitait dans le nord-est d’Haïti.

« Des gens sont entrés chez nous avant les élections, ils ont tué mon neveu, ils m’ont battue, j’ai une vis au genou, une dans le pied. J’ai traversé la frontière en béquilles. »

Elle a travaillé en manufacture, c’était dur pour sa jambe. Préposée, c’était mieux.

« Je ne me demande pas si j’aime ça travailler, c’est un devoir. »

Elle m’explique en ajustant son masque qu’elle attend un autre test pour savoir si elle est vraiment guérie.

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Brunilda Reyes, fondatrice des Fourchettes de l’Espoir

Deux rues plus loin, aux Fourchettes de l’Espoir, la fondatrice, Brunilda Reyes, s’affaire avec six autres à livrer des paniers pour 160 personnes au lieu des 25 ou 30 habituelles. Trop d’organismes ont fermé boutique.

Les gens viennent à un comptoir au lieu d’entrer. Une femme approche avec une feuille, sans rien dire.

Elle ne parle ni anglais ni français.

« Habla español ? »

Elle ne dit rien.

On comprend finalement qu’elle est muette, on lui fait un panier.

« On voit beaucoup d’inquiétude, à cause des chiffres, mais des crises, on en a connu d’autres ici et on va en connaître encore », dit Brunilda Reyes avec la confiance de celle qui en a surmonté son lot.

Elle, c’est une réfugiée politique, mère de quatre enfants nés dans trois pays, ex-travailleuse sociale au Chili, devenue ici, eh oui, préposée aux bénéficiaires. Jusqu’à ce qu’elle fonde en 2001 cette entreprise d’économie sociale qui nourrit, informe, éduque. De la livraison de repas aux camps de jour.

« Nous, on est prêts. Si on reste enfermés trop longtemps, on va avoir d’autres types de problèmes. »

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Mardi, la Santé publique a reconnu le problème particulier de Montréal-Nord, la plus forte concentration de cas au Québec, et là où ça continue d’augmenter le plus. Il y aura du dépistage, annonce-t-on.

La députée locale, Paule Robitaille, salue la décision, mais pense qu’il faut carrément « un centre de dépistage local ». « L’épidémie est galopante, la contagion est communautaire, la densité de population est élevée et on doit avoir un portrait juste, il faut que tout le monde puisse se faire tester. »

En attendant, plein de travailleurs sont sur la touche ou, voyant ce qui se passe, se tiennent à l’écart.

Les propriétaires de résidences se plaignent de l’augmentation des tarifs des agences, un système absurde et coûteux de dépannage d’urgence qui est devenu institutionnalisé, faute d’employés. Les agences, elles, disent qu’elles crèvent : les préposés refusent de travailler et reçoivent la compensation du gouvernement. Les tarifs doublent. Et il manque encore de monde.

Même si encore, chaque matin, de Montréal-Nord, de Côte-des-Neiges, de Saint-Laurent partent en bus des réfugiés pour aller soigner les gens dans les résidences, de Drummondville à Repentigny. Sans que ça paraisse. Même quand ils meurent.

Pourquoi tant de gens infectés à Montréal-Nord ?

Pour des motifs humanitaires.