Ça se passe dans un hôpital de Montréal. Lequel ? Ce n’est pas important. D’abord, je ne veux pas foutre le bordel dans la vie d’un hôpital, ce n’est vraiiiiiiiment pas le moment. Ensuite, la situation s’est à peu près réglée. Mais l’histoire mérite d’être racontée, c’est une fable sur la médecine au temps de la COVID-19.

Ça commence la semaine passée, avant la conférence de presse de François Legault (jeudi), avant celle de Donald Trump (mercredi soir). Avant que l’alerte ne soit officiellement donnée en Amérique du Nord, avant le moment de clarté collectif sur la menace que fait peser le coronavirus sur nos hôpitaux… et sur notre mode de vie.

Dans cet hôpital, il y a eu une frousse au coronavirus. L’hôpital s’est mobilisé, je parle des chefs de département. Une cellule de crise a été formée. Les médecins ont fait une liste de choses à faire de façon urgente, là, tout de suite.

But : faire le maximum pour empêcher la COVID-19 de s’infiltrer dans l’hôpital. La COVID-19 qui se répand dans un hôpital, qui infecte patients et soignants, c’est tout là-haut dans le grand totem des scénarios catastrophes.

Je vous répète que c’était la semaine passée, que c’était avant que l’urgence sanitaire ne s’imbrique dans l’imaginaire collectif. À peu près au moment où l’article Cancel Everything commençait à mettre le feu aux réseaux sociaux américains. Mais ces médecins-là savaient déjà que le feu était pris en Italie, je veux dire qu’ils savaient combien le feu était pris dans les hôpitaux italiens.

Alors dans cet hôpital de Montréal, dès la semaine passée, avant l’urgence nationale, ils ont pris des mesures draconiennes sur le plan local, sur le plan de leur hôpital. Une patronne était de toute façon en vacances. Il fallait agir, et il fallait agir vite. Ils ont agi, vite : 

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« Prochainement, la souplesse des soignants devra être encouragée, pas réprimée, souligne notre chroniqueur. L’improvisation risque de déformer les petites cases du processus bureaucratique du réseau de la santé, qui est bien habitué au respect des petites cases. »

– report de toutes les interventions chirurgicales non urgentes, sauf les opérations de cancer ;

– report des endoscopies (ex. : les coloscopies) ;

– suspension des consultations en clinique externe, pour triage des cas urgents dans les jours à venir ;

– fin des prélèvements sanguins, parce que faire venir à l’hôpital 200 personnes chaque matin, 200 personnes assises et debout dans un espace clos, ça expose inutilement tout le monde : ces 200 personnes, celles qui font les prélèvements et toute la communauté de l’hôpital ;

– fin immédiate des visites à l’hôpital, jusqu’à nouvel ordre.

Je cite le médecin qui m’a joint lundi matin : « On s’est dit qu’il fallait agir vite. Nous regardions ce qui s’était passé en Italie. Une leçon de l’Italie : diminuer l’exposition. On était en mode de combat, combat contre l’épidémie. »

Ce médecin m’a joint lundi matin parce qu’il était absolument furieux : en conférence téléphonique, la direction venait d’annoncer aux médecins que les mesures mises en place allaient trop loin, plus loin que ce que les mesures du ministère de la Santé prévoyaient. Et la direction a aussi passé le message aux médecins qu’ils devaient respecter la structure hiérarchique…

Sur la ligne téléphonique, ces médecins étaient furieux et l’ont fait savoir à la direction de l’hôpital en termes brutaux. Ils n’en revenaient pas que la direction s’enfarge ainsi dans les fleurs du tapis. Je rappelle que lundi, c’était quatre jours après la conférence de presse de François Legault sur l’urgence de la situation.

Un autre médecin, furax, lundi après-midi :

« Le système est conçu de la façon suivante : c’est top-down, les décisions partent d’en haut et descendent vers le bas. Ici, au Québec, la mentalité, c’est que ça part du Ministère et ça descend vers les praticiens… »

Lundi soir, à 17 h, il y a eu dans cet hôpital une autre réunion entre les chefs de département et la direction, ce qu’on appelle la « table des chefs ». Quelqu’un, quelque part, a vu la lumière et l’essentiel de ce que suggérait la cellule de crise a été maintenu… Même si tout ne cadrait pas très, très, très exactement à l’intérieur des cases du ministère de la Santé.

Lundi soir, à 20 h, les médecins qui me parlaient m’ont fait comprendre qu’une chronique dans La Presse n’était plus aussi nécessaire que lundi midi. Je trouvais quand même qu’il y avait là une fable inquiétante sur la souplesse nécessaire qui devra régir l’action dans les tranchées, prochainement. J’ai posé à chacune de mes sources la question suivante : « Sans nommer l’hôpital, est-ce que l’histoire vaut la peine d’être racontée, au vu de ce qui nous pend au bout du nez ? »

Réponse unanime : oui.

S’ils m’avaient dit « non », je ne raconterais pas cette histoire.

Les médecins qui m’ont parlé sont absolument certains que les hôpitaux québécois vont bientôt devenir des zones de guerre. Les médecins qui m’ont parlé vivent dans les hôpitaux québécois, où la gestion top-down est ancrée dans les structures et dans les mentalités. Or, malheureusement, dans les prochaines semaines, dans les prochains mois, si nos hôpitaux sont surchargés comme le sont les hôpitaux italiens et comme commencent à l’être les hôpitaux français, chaque minute, chaque heure, chaque jour sera crucial.

On ne pourra pas toujours attendre que la directive X revienne par le canal Y, dûment approuvée par la boss Z.

Un médecin sur le processus décisionnel du réseau, au moment où il était encore grimpé dans le plafond, lundi après-midi : « L’administration nous empêche d’avancer, en ne nous donnant pas de pouvoir décisionnel, en quémandant une verticalité au gouvernement. »

Prochainement, la souplesse des soignants devra être encouragée, pas réprimée. L’improvisation risque de déformer les petites cases du processus bureaucratique du réseau de la santé, qui est bien habitué au respect des petites cases.

Souplesse ? Permettez une métaphore sportive, soufflée à mon oreille par un des médecins à qui j’ai parlé lundi : le patinage artistique est une discipline très normée, pleine de figures imposées… Et le système de santé québécois exige d’ordinaire des figures imposées qui rappellent le patinage artistique.

Avec la COVID-19, la nature de la dynamique des soignants vient de changer. Ça va désormais ressembler à un mélange d’arts martiaux mixtes, de lutte gréco-romaine et de jiu-jitsu. Les boss des soignants qui n’ont pas compris ça doivent le comprendre, maintenant.