L’artiste Marc Séguin propose son regard unique sur l’actualité et sur le monde.

Qui plante un poirier le plante pour ses héritiers. Une expression entendue il y a plus de 20 ans alors que j’en avais planté deux. Le proverbe semble vrai. Un fruit de temps en temps.

L’ail des bois a fière allure. Le magnolia vient de faner après deux semaines de feux d’artifice avec les tulipes et les crocus. C’est au tour des pommiers de briller cette fin de semaine. Une mer blanche de fleurs qui flottent. Plus loin, dans la forêt, au sol, le muguet s’est pointé. Le printemps aussi. Une chatte a rencontré un matou une nuit et ça ne ressemblait pas aux instructions du consentement.

Le potager est planté et semé au complet. Mi-mai, c’est dans la moyenne. Les mains dans la terre, non pas pour sentir les vibrations du sol, mais pour la température. C’est froid, mais ça s’endure. Alors les plantes, qui savent mieux que nous, survivront. Pas de risque de gros gel en vue. Plusieurs journées à labourer ces dernières semaines, à force de bras cette année ; le motoculteur a rendu l’âme l’automne dernier – je l’ai démonté ce printemps et les pièces n’existent plus, « discontinuées », m’a dit au téléphone la madame en banlieue de Toronto lorsque j’ai trouvé le problème et voulu le réparer. J’avais réussi à changer plusieurs pièces sur une souffleuse l’automne dernier en passant par un fournisseur du Maryland. Faut apprendre à se débrouiller à travers les mille et une promesses des choses neuves qu’on peut acheter et se faire livrer rapidement pour remplacer tout ce qui cloche un peu.

Si ce n’est pas de la peinture ou de la terre, c’est de la graisse à machines que j’ai sur les doigts à l’année.

Ce sera un petit dimanche, car lorsque le corps est éreinté par les heures de travail physique, il y a moins d’irritation de l’âme par les actualités.

Quoique… celle-ci a retenu mon attention : une personne, à Hawaii, a suivi son GPS jusque sur un quai, n’a pas arrêté, et la voiture s’est retrouvée dans l’eau. Libre à vous d’y trouver une ressemblance avec le rocambolesque calembour du troisième lien. Ne pas toujours se fier au système de guidage.

On revient.

La plantation des érables à sucre s’est terminée cette semaine. À cause d’une erreur de calcul de superficie, il en manque 150 pour finir la job. Pas grave, que l’ingénieur forestier dit, j’ai des chênes à gros fruits. Yesss sir, madame, j’ai dit. Et bonne fête à toutes les mamans du monde au passage. J’offre toujours de l’ail des bois à la mienne ces dimanches de mai.

PHOTO FOURNIE PAR MARC SÉGUIN

Plantation de nouveaux chênes à gros fruits

En marchant dans la forêt, il y a plusieurs années, j’étais tombé sur une « famille » de chênes à gros fruits. Un regroupement de 9 arbres majestueux, entre 250 et 350 ans d’âge, m’a-t-on confirmé. On se demande comment ils ont pu échapper à l’exploitation aussi longtemps. Ensemble, ils forment un paysage surréel et grandiose (35 m de hauteur et des troncs comme des piliers de temple). Une sorte de respect spirituel, liturgique. Une attirance venue d’un sentiment qui tend à disparaître. Fascination et étrangeté donc devant cette nature, car on croise rarement ce genre de témoignage temporel. Ça impose respect et révérence. Ainsi donc des choses savent durer, on se dit. Même si parfois, souvent, c’est parce qu’elles sont cachées.

À peu près 80 % de la main-d’œuvre humaine pourrait être remplacé par l’IA, a-t-on aussi appris la semaine dernière. Et à travers cet aveuglement volontaire d’une énième fin du monde annoncée ; quand ce n’est pas les catastrophes écologiques, c’est la faute aux robots, à la technologie, au narcissisme, aux objets qui ne durent pas, aux vues trop courtes des gens de pouvoir, aux inégalités de richesse et d’esprit… Je me suis demandé si on était intelligent. Assez, semble-t-il, pour inventer un GPS et le suivre aveuglément jusque dans l’océan. Ben coudonc. Et j’ai souri en imaginant un autre humain, dans trois ou quatre siècles, qui pourrait s’émerveiller d’une petite forêt de 150 chênes à gros fruits plantés sans aucune intention commerciale ou d’exploitation. Uniquement pour le sentiment qu’ils puissent effleurer une conscience. Juste pour envoyer chier la fin de tout.