Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Émilie Bibeau.

Eh oui, encore une fois, l’année s’achève et nous voici la langue à terre comme on dit, épuisés de charge mentale, de stress et de fin du monde.

Rien de nouveau sous le soleil, hélas, nous voilà brûlés raide et ayant désespérément besoin de nous relaxer entre le bœuf et l’âne gris.

Verre de bulles, bas de Noël et dodo. Rien d’autre au programme.

Oublier que les fleurs fleurissaient encore en novembre, qu’il pleuvait de la cendre en été, qu’on n’a rien appris et que l’humain en tue d’autres pour rien dans des guerres effroyables ou dans un quatre et demie où le voisin ne se doutait de rien.

Encore et encore.

Qu’on peut aller sur une nouvelle planète ou créer des logiciels qui reproduisent à la perfection la voix de Tom Hanks, mais qu’on ne peut pas guérir le cancer du pancréas de ta tante préférée ou réparer un tendon qui te désespère depuis six ans...

« Allez, hop !, un peu de sincérité, le monde est à pleurer ! », chantait Jean Leloup.

De quoi donner l’envie de vivre reclus pour le reste de ses jours, seul et loin de toute cette désolante mascarade !

Pourtant, la réelle tragédie se trouverait là, dans l’isolement...

Lors de l’une des nombreuses conversations téléphoniques que j’ai avec mes parents, mon père me lance un jour :

« As-tu vu ça, Kiki [affectueux surnom] ? Ils ont créé un ministère de la Solitude au Japon... C’est spécial, hein ?

— Un ministère de la Solitude ? Mais il fait quoi, au juste ? »

Et ça ne m’en prend pas plus pour que je découvre qu’effectivement, ce ministère existe bel et bien, qu’il est né à la suite d’une vague de détresse immense et grave, le tout intensifié, entre autres, par une valorisation excessive du travail, mais aussi par une solitude que plusieurs s’imposent en se coupant du monde extérieur, rivés à leurs écrans.

Au Japon, on appelle d’ailleurs hikikomori ces personnes qui vivent dans leur chambre sans jamais sortir. Sans contacts sociaux, sans plus aucun intérêt pour le travail, ils ne parlent pratiquement plus à personne, et ça peut durer plusieurs années.

Concrètement, le ministère de la Solitude va travailler à établir des lois pour contrer cet isolement et, par exemple, légiférer pour que les horaires de travail soient moins chargés. « Soyons humains et moins bureaucratiques », dit-il.

Guillaume Piedbœuf, dans un très beau texte sur le site de Radio-Canada, explique que les gens au Japon ont honte de demander de l’aide et Koki Ozora, qui a milité pour un ministère de la Solitude, affirme : « Je pense que le sentiment de solitude est la racine de tous leurs problèmes. »⁠1

Même s’ils ont des enjeux qui leur sont propres, il serait malhonnête d’associer ce phénomène uniquement au Japon et de ne pas nous remettre en question nous-mêmes.

À une époque où parler au téléphone nous angoisse, où une personne qui nous sourit dans la rue nous inquiète... Où nous sommes en lien constant avec un écran qui nous donne l’illusion de la présence de l’autre ; où parfois, bien malgré nous, nous avons tendance à nous faire approuver par des « like », par le nombre de « vues » qui gratifient notre cerveau comme si notre définition de nous-mêmes était des récompenses amassées menant à un tableau supérieur validé par les autres, je retiens surtout cette honte d’avouer notre faiblesse, d’aller mal. La honte d’exposer nos défauts, de peur d’être rejeté, la honte d’exprimer un besoin fondamental d’amour et de liens.

L’orgueil de la perfection qui prend trop de place.

Il faut croire que c’est encore mal vu, voire déshonorant, en 2023, de montrer ses failles.

Et pourtant, malgré notre peur, notre vie doit bien avoir un sens, c’est fondamental. Et ce sens, c’est avec les autres que nous le trouvons. J’en suis convaincue. Parce que c’est au contact réel de l’autre qu’on se révèle et qu’on s’élève. Comme le disait si bien Albert Jacquard : « Je suis les liens que je tisse avec les autres ».

Je relisais récemment, dans un exemplaire du Philosophie Magazine, une réflexion sur une habile campagne de financement de la fondation de l’Abbé Pierre qui dit : « L’enfer, c’est soi-même coupé des autres », en opposition à la citation de Sartre « l’enfer, c’est les autres ». Réflexions intéressantes où il nous faut trancher à savoir si l’enfer peut être à la fois nous-mêmes et les autres.

Même Simone de Beauvoir, célèbre compagne de Sartre, plaidait pour la nécessité de l’autre : « Je ne peux pas marcher vers l’avenir seule. Je me perdrais dans un désert où tous mes pas seraient indifférents. »

Parce qu’un peu de solitude au quotidien est nécessaire, mais la grande solitude, la vraie, celle qu’on ne choisit pas, est un monstre insidieux qui peut égarer les plus fragiles. Et l’erreur serait de penser que les plus fragiles, ce sont les autres.

Car les abandonnés, les malchanceux, les écorchés, les complexés, les mal « outillés »... c’est un peu nous tous à un moment ou un autre. Et pendant que le monde brûle, comme on dit, il nous reste bien ça : être ensemble, qu’on souffre ou pas, en silence ou pas, pour s’embrasser, se comprendre, chercher un peu de lumière quelque part et trouver que nous ne sommes pas si seuls, finalement.

Des liens forts, solides, aimants, nuancés et rassembleurs, c’est ce que je nous souhaite à l’approche des Fêtes.

Sincèrement.

1. Lisez le texte « Les gens ont honte de demander de l’aide » sur le site de Radio-Canada

Qui est Émilie Bibeau ?

  • Émilie Bibeau est comédienne. On a pu la voir notamment à la télévision dans Unité 9 et Temps de chien.
  • Elle a publié en 2020 le recueil de chroniques Cœur vintage, aux éditions Cardinal.
  • La websérie Cœur vintage, tirée de son livre, est diffusée sur l’Extra de Tou.tv depuis le 7 décembre.