Journaliste indépendant vivant à cheval sur deux continents, Frédérick Lavoie maîtrise l’art du récit littéraire journalistique. Son cinquième livre aurait dû couler de source. Il l’a plutôt plongé en eaux troubles, non seulement au cœur de son sujet (les enjeux hydriques vécus par la population bangladaise), mais aussi au plus profond de l’essence même de son métier.

Troubler les eaux émane d’un projet journalistique originellement baptisé Dompter les eaux pour lequel Frédérick Lavoie a reçu une bourse de la Fondation Aga Khan Canada. Celui qui partage aujourd’hui sa vie entre Montréal et Bombay (Mumbai) souhaitait se rendre au Bangladesh pour comprendre les enjeux liés à l’eau que vivaient ses habitants. Puits contaminés, rivières polluées, inondations : l’eau est à la fois source de misère et de salut pour le peuple bangladais. Devant la menace climatique, le sort du pays dépendra de sa capacité à dompter les eaux, croyait-il au départ.

De son travail sur le terrain, des bidonvilles de Dacca aux écoles flottantes de Chalan Beel, le journaliste a tiré des écrits et vidéos qui ont été diffusés dans Le Devoir. Ce livre devait être le prolongement de ce travail, soit une mise en mots narrative et plus approfondie de son sujet, comme il l’avait si bien fait avec ses ouvrages précédents, notamment Ukraine à fragmentation et Avant l’après : Voyages à Cuba avec George Orwell. Or, c’est une réflexion sur la pratique du journalisme qui l’attendait au détour. Déconcerté, il se sentait inapte à donner une voix à des gens dont il avait de la difficulté à comprendre l’expérience du monde, de leur monde.

Finalement, il aura passé cinq années à faire l’autopsie de ces reportages, à embrasser ses doutes et à s’interroger sur ses a priori. Il remet en question les moyens financiers dont il a disposé et le recours à un fixeur, « des conditions idéales de pratique du journalisme international » qui l’ont cependant amené à se déconnecter de son sujet.

Plutôt que de faire une place à l’improvisation et au hasard, il avait misé sur l’efficacité. Il remet en doute aussi cette tradition du journalisme qui demande à celui qui le pratique de taire son ressenti.

« Ce que mon malaise démontrait, écrit-il, c’est que le journalisme, tel qu’on m’avait appris à le pratiquer, se trouvait rapidement pris au dépourvu devant des modes d’existence fonctionnant selon d’autres échelles de valeurs et d’autres codes que ceux qu’il voulait croire universels. » Comment ce journalisme qui aime les faits précis et vérifiables, les angles clairs et les témoignages qui viennent boucler la boucle peut-il se pratiquer dans un pays où les habitants n’ont même pas la certitude de leur âge ?

Déconstruisant les préjugés qui l’habitent et les enjeux de pouvoir qui sous-tendent cette quête d’impartialité absolue que poursuit le journalisme traditionnel, particulièrement celui qui se pratique à l’international, Frédérick Lavoie propose une réflexion pertinente et peu entendue dans le monde médiatique, nourrie notamment par la pensée de la féministe Donna Haraway et de l’anthropologue Anne Tsing. Prenant conscience qu’il a abordé Dompter les eaux avec une vision anthropocentrée de domination de l’humain sur la nature, il appelle le journalisme à se libérer de ce regard qu’il porte sur les enjeux planétaires et à redéfinir l’intérêt public pour y inclure les intérêts de l’ensemble du vivant. Qu’est-ce que tout cela signifie concrètement ? Malgré les exemples donnés par l’auteur, on nage encore en eaux troubles. Mais il sera intéressant de voir comment celui qui est déterminé à travailler autrement explorera ces nouvelles façons de pratiquer le métier.

Extrait

« Dompter les eaux était-il d’abord né d’un désir d’accomplissement personnel, d’un désir de conquête d’un sujet, d’un territoire et de voix humaines, ou d’une conviction professionnelle que les enjeux de l’eau au Bangladesh étaient d’un intérêt public fondamental en cette période de bouleversements environnementaux ? »

Qui est Frédérick Lavoie ?

Né à Chicoutimi, Frédérick Lavoie est écrivain et journaliste indépendant. Il a notamment collaboré avec La Presse, Le Devoir et Le Quotidien. Partageant sa vie entre l’Inde et le Québec, il est l’auteur de cinq livres, dont Avant l’après : voyages à Cuba avec George Orwell pour lequel il a reçu en 2018 le prix du Gouverneur général.

Troubler les eaux

Troubler les eaux

La Peuplade

360 pages