Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à la comédienne Émilie Bibeau.

Adolescente, je me souviens d’avoir été grandement marquée, entre autres, par la tentative de pizza chez McDonald’s, le mystère de la voix de Mariah Carey qui avait levé une porte de garage et la Coupe Stanley de 1993… Mais aussi par tout ce qui était plus intense et plus grand que ma simple vie.

C’était une époque où les émois de toutes sortes se multipliaient dans ma vie d’adulte naissante. Et parmi ces émois : le superbe roman Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë.

Ayant grandi dans la banlieue de Québec, qui n’avait rien du mystère et des merveilles obscures des landes du Yorkshire, et malgré une enfance heureuse et paisible, déjà le début du livre m’avait intriguée quand on y parlait « d’un endroit si parfaitement soustrait au train du monde » où se vivait une passion déchirante… Et où cette vie, comme l’écrivait Aragon, « aura passé comme un grand château triste que tous les vents traversent ».

J’avais sous-estimé et jamais ressenti avec autant de force ce que l’univers du vent dans un paysage vaste et dépouillé impose, jusqu’à un séjour récent pour un tournage aux Îles-de-la-Madeleine, où le temps ambiant m’a replongée au cœur des Hauts de Hurlevent. Surtout, dans ce que cet écrit m’avait intellectuellement enseigné jadis, et dans le souvenir qu’il a ravivé, physiquement cette fois.

C’était au mois de mai dans un paysage aussi magnifique qu’énigmatique, et le vent, la pluie, le froid qui n’ont pas lâché, m’ont placée dans un combat physique constant qui m’a d’abord appris, il faut bien l’admettre, l’humilité.

Des joues engourdies par le froid, flagellées par le vent, des cheveux constamment en bataille, indomptables, une force telle que je pouvais presque sentir mon propre corps s’envoler. Je jure que je n’exagère pas !

Je ne pouvais qu’être troublée par son intensité. Pour me réconforter, j’ai eu le réflexe de vouloir donner un sens inspirant à ce vent si coriace : il allait forcément m’apporter du renouveau, me rendre fière et résiliente comme les grandes falaises rouges qui bordent la mer !

Comme tout le monde, j’avais besoin de sens : nous avons besoin que la mer nous « lave de nos problèmes », que le soleil nous « chauffe le cœur », que le vent « chasse le mauvais »…

J’avais besoin qu’il soit porteur de bonnes nouvelles, de choses profondes, ou sinon qu’il se calme !

Bref, aux Îles, le vent était de toutes les discussions entre l’équipe de tournage et les gens de la place, et comme l’écrit Alain Corbin dans son ouvrage La rafale et le zéphyr : « On le souhaite, on l’implore ou bien on l’injurie. Il est présence ou absence regrettées. Parfois, quand il s’arrête, s’installe une sensation d’absence. Lui qui remplissait un vide par son souffle fait alors ressentir le silence que son interruption impose. »

Tout est là, la grande histoire de l’humanité : on ne le veut plus, puis il nous manque.

Le vent qui nous fait nous sentir libres est aussi celui qui nous effraie et celui qui fait du bien est le même qui détruit : « Le vent qui est bon est le même qui arrache » et « Je promets, je promets que la journée qui s’en vient est flambant neuve », chantait Avec pas d’casque. Un refrain que j’ai moi-même hurlé dans ma voiture, cheveux au vent, de l’espoir plein le cœur…

Devant les bourrasques qui déchaînaient la mer, seule avec moi-même, le vent m’a appris aussi que le vide n’existe presque plus, qu’il a été colonisé.

Il m’a appris que face à ce vide, l’humain cherche toujours le mouvement, et qu’il fera tout pour l’avoir : « Il est vain de dire que les êtres humains devraient se satisfaire de la tranquillité ; il leur faut de l’action et s’ils ne peuvent la trouver, ils la créeront », disait Charlotte Brontë, sœur d’Emily. Nous avons un besoin viscéral que la vie ne soit pas anodine, qu’elle soit plus grande, plus extraordinaire que nous.

Le poète français Leconte de Lisle écrivait que « les vents terribles sont ici, des vents de terre, mus par une violence qui est celle de la vengeance et du châtiment, parfois les porteurs de l’horreur, de l’injustice, du malheur » et il m’a appris les vents intérieurs…

C’est peut-être le point le plus important : il m’a montré que la haine engendre la haine et qu’elle n’a pas de fin… De la même manière que, dans Les Hauts de Hurlevent, ne se pliant à aucune loi, le véritable vent qui souffle est celui de la vengeance et de la haine qui habitent le cœur de Heathcliff.

Et c’est celui qui hurle et souffle le plus fort.

Puisqu’il sera là encore et toujours, je ne peux finalement que souhaiter que notre vent collectif ne soit plus celui qui souffle le plus fort, souvent porteur de haine et de destruction, mais au contraire, qu’il soit celui qui révèle ce qu’il y a de plus magnifique dans notre ouverture à la vie et aux autres. Qu’il soit porteur d’énigmes positives et de mondes libérateurs où nous chanterons tous en chœur, tel Bob Dylan, en réponse à nos interrogations : « The answer, my friend, is blowin’ in the wind… »

Je termine d’écrire et, dans le calme du salon, mes beaux-enfants, coquillages à la main, regardent un film de Hayao Miyazaki et cette phrase de Paul Valéry y résonne : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »

Effectivement, il faut tenter de vivre.

Quel combat.

Quelle chance.

Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion