À l’aube des années 1960, les écoliers du Québec avaient entre les mains des manuels qui fourmillaient d’exemples de sexisme, de racisme et d’endoctrinement de la religion catholique. Solange et Michel Chalvin ont dénoncé ces errances, dont on peine à s’imaginer aujourd’hui la bêtise, dans un ouvrage qui a eu l’effet d’une bombe. À l’heure de la rentrée scolaire, notre chroniqueur a rencontré la coauteure.

Au départ, j’ai souhaité rencontrer Solange Chalvin car je voulais l’interviewer au sujet de son frère, Gérard Barbeau, un enfant vedette doté d’une voix exceptionnelle qui a connu une grande carrière dans les années 1940 et 1950. Il a notamment fait une grande tournée en Europe, au cours de laquelle il a chanté devant le pape Pie XII.

Après avoir joué dans le film Le rossignol et les cloches, en 1952, il a quitté sa carrière pour devenir prêtre. Il est mort d’un cancer du cerveau à l’âge de 24 ans. Je reviendrai un jour sur le parcours fascinant de cet artiste singulier.

Mais quand j’ai découvert que Solange Chalvin était la coauteure du livre Comment on abrutit nos enfants, l’objet de ma rencontre a complètement changé. Je voulais à tout prix entendre les souvenirs de cette femme qui, à 91 ans, est dans une forme phénoménale et possède une mémoire prodigieuse.

Soixante ans après sa parution, la lecture de cet ouvrage (que j’ai trouvé chez un bouquiniste après moult démarches) suscite l’ahurissement le plus total et de grands éclats de rire. Les exemples qui furent tirés des manuels scolaires de cette époque nous paraissent aujourd’hui invraisemblables.

Comment ne pas ricaner à la vue de tables de calcul où des cierges et des médailles servent d’unités de mesure ? 2 fois 2 cierges = 4.

Mais comment ne pas pousser les hauts cris quand on tombe sur ce passage pris dans un livre d’histoire : « Quand les Indiens voyaient qu’un garçon et surtout une fille ne pouvaient plus manger, ils les abandonnaient dans la forêt. Ils les laissaient mourir de misère. C’était bien triste. »

Ces propos, et des centaines d’autres, s’étalaient au quotidien devant les yeux des enfants du Québec des années 1940 et 1950. Mais en 1962, un couple de parents va contribuer à mettre un terme à cela.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Solange Chalvin

Nos deux enfants étaient en 1re et 3année. En faisant les devoirs avec eux, on lisait les livres qu’ils rapportaient. Nous étions outrés de voir les exemples qu’on donnait… Additionner des crucifix, soustraire des Jésus et je ne sais quoi ! Tout cela pour apprendre à calculer, à lire et à écrire. Ce sont des fonctions fondamentales à l’enfance.

Solange Chalvin

Précisons que Michel Chalvin (aujourd’hui disparu) était d’origine française. Le regard qu’il posait sur ces manuels était différent de celui de sa femme. « Il était davantage scandalisé que moi. Cela dit, je dois dire que nous étions tous les deux catholiques. Nous allions à la messe et nos enfants étaient baptisés. Nous n’en avions pas contre la religion, mais contre la qualité de l’enseignement qui était offert aux enfants. »

  • Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

    IMAGE TIRÉE DU LIVRE COMMENT ON ABRUTIT NOS ENFANTS, DE SOLANGE ET MICHEL CHALVIN

    Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

  • Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

    IMAGE TIRÉE DU LIVRE COMMENT ON ABRUTIT NOS ENFANTS, DE SOLANGE ET MICHEL CHALVIN

    Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

  • Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

    IMAGE TIRÉE DU LIVRE COMMENT ON ABRUTIT NOS ENFANTS, DE SOLANGE ET MICHEL CHALVIN

    Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

  • Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

    IMAGE TIRÉE DU LIVRE COMMENT ON ABRUTIT NOS ENFANTS, DE SOLANGE ET MICHEL CHALVIN

    Quelques pages de manuels scolaires reproduites dans l’essai Comment on abrutit nos enfants

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Le racisme des manuels scolaires

Le couple Chalvin aborde la chose de front avec des enseignants qui trouvent cela tout à fait normal. « Nous n’étions pas les seuls parents à voir cela, mais critiquer en petit groupe ne change pas les choses. »

Solange Chalvin, alors journaliste au Devoir, avait publié quelques mois plus tôt un article dans lequel elle dénonçait cette situation. André Laurendeau, rédacteur en chef du quotidien, et Jacques Hébert suggèrent à la journaliste de consacrer un livre complet au sujet.

Comme la Révolution tranquille bat son plein, on veut faire vite. Laurendeau et Hébert donnent une année à Solange et Michel Chalvin pour réaliser ce projet. « La preuve qu’ils avaient raison de nous presser, six mois après la parution de notre livre, le Frère Untel lançait le sien. »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Solange Chalvin

Solange et Michel Chalvin passent au crible 23 manuels scolaires et se servent de nombreux exemples pour illustrer leur propos. Première observation : la religion catholique est omniprésente dans la majorité des manuels scolaires.

Tout est prétexte à imposer la présence des symboles religieux. Ainsi, pour enseigner le complément du verbe, on donne des exemples du genre : L’Église rappelle la mort du Sauveur. L’Église rappelle quoi ? La « mort » du Sauveur.

Et que dire du profond racisme qu’on affiche sans vergogne ? Dans un exercice de grammaire de 4année, on peut lire : « L’esquimau est pauvre et ignorant […] Ces sauvages ne vivent que de chasse et pêche […] Des religieuses canadiennes l’instruisent et l’éduquent ; des missionnaires canadiens lui enseignent le catéchisme et lui apprennent le chemin du bonheur. »

Dans le même ouvrage, il est question de Koubé, un « petit cousin » venu d’Afrique. « Il est très ignorant et il ne connaît rien de notre sainte religion : il croit encore aux mauvais esprits et aux sorciers […] Koubé est un petit [mot commençant par « n » ]… ; il est tout noir, seules ses dents sont blanches et propres. Malheureusement, ce petit indigène est très ignorant ; de plus il est païen et superstitieux. »

Et la cerise sur le gâteau, on demande ensuite aux élèves de conjuguer à tous les temps de l’indicatif le verbe obéir dans la phrase suivante : « J’obéis comme un esclave n… »

Un débat de société

Lorsque paraît le livre, en juin 1962, les médias de l’époque s’emballent. Il faut dire que Solange et Michel Chalvin n’y vont pas de main morte. « La bêtise de la plupart des manuels scolaires en usage dans les écoles publiques du Québec est incroyable, peut-on lire. Elle constitue un scandale majeur qui sautera aux yeux de quiconque lira ce livre qui fera rire… et pleurer. »

Ils ajoutent même une touche de sarcasme : « En toute justice, nous devons rendre hommage aux véritables auteurs de cet ouvrage : ceux-là mêmes qui signent les manuels de nos enfants. Leurs sinistres platitudes forment les quatre cinquièmes de ce recueil de morceaux choisis », écrivent-ils dans la préface.

Évidemment, les Clercs de Saint-Viateur, les Sœurs de l’Assomption de la Sainte-Vierge, les Frères des écoles chrétiennes ou ceux du Sacré-Cœur qui étaient à l’origine de la plupart de ces ouvrages acceptent très mal ces critiques. Ils sentent que quelque chose est en train de leur échapper.

Les Chalvin bravent la tempête.

On a reçu beaucoup de lettres vengeresses de la part des congrégations religieuses. J’ai en mémoire quelqu’un qui me disait que je serais punie un jour pour cela. En revanche, certains comités de parents nous félicitaient.

Solange Chalvin

Je suis allé lire ce que les journaux de l’époque (La Presse, Le Devoir, La Patrie, etc.) ont rapporté. Il est vrai que la parution du livre a donné lieu à un véritable débat de société. Pendant trois ou quatre mois, les lecteurs ont envoyé de nombreuses lettres saluant ou décriant cet ouvrage. Le livre a remporté un grand succès en librairie, au point où une réimpression a été nécessaire.

Aux éditoriaux qui saluent le geste du couple Chalvin, s’ajoute la commission Parent qui n’hésite pas à utiliser l’ouvrage pour aborder la question de la laïcité qu’il faut instaurer dans le monde de l’éducation. « Je me souviens que Guy Rocher a parlé du livre et a utilisé des exemples », dit Solange Chalvin.

L’impact qu’a eu cet ouvrage est énorme. À partir de là, la conception des manuels scolaires sera confiée à des laïcs. « Ils avaient une vision différente, dit Solange Chalvin. Je dirais qu’une dizaine d’années plus tard, il ne restait plus rien de ces manuels. »

J’ai quitté Solange Chalvin, qui m’a gentiment reçu chez elle, avec le sentiment d’avoir rencontré une grande dame. Les révolutionnaires ne sont pas toujours ceux que l’on pense. Certains mènent leur bataille sans espérer les fleurons qui viennent avec.

Portez-les, ces fleurons, Mme Chalvin ! Vous le méritez amplement.

Questionnaire sans filtre

Mon dimanche idéal : Du plein air par beau temps, des nouvelles de la famille, de la musique sur disque ou en salle, et l’hiver quelques parties de Scrabble.

Des gens, vivants ou morts, que j’aimerais rassembler pour discuter : Parmi les morts, mon père, Sylvio Barbeau, et le frère Marie-Victorin, dont il était le pupille, puis André Laurendeau, mon mentor. Parmi les vivants, Louis Bernard, ex-secrétaire général du gouvernement, Pauline Marois, Yannick Nézet-Séguin pour avoir élargi les auditoires de musique classique, Dany Laferrière pour l’avenir du français et de l’immigration au Québec et Éric Bédard, historien, pour sa vision sur l’avenir du Québec et son amitié personnelle.

Sur ma table de chevet : Je suis une littéraire qui ne lit pas au lit. Vous n’y trouvez pas de livre, mais un réveille-matin pour mes journées les plus actives.

Qui est Solange Chalvin ?

  • Née le 20 mars 1932, Solange Chalvin est la sœur du jeune chanteur Gérard Barbeau. Embauchée en 1951 au Devoir, d’abord comme stagiaire, elle fut l’une des premières femmes journalistes dans un grand quotidien du Québec.
  • En compagnie de son mari, Michel Chalvin, elle publie en 1962 l’ouvrage Comment on abrutit nos enfants : la bêtise en 23 manuels scolaires. Cet essai pamphlétaire marque la Révolution tranquille.
  • En 1975, elle est nommée secrétaire générale du Comité pour la protection de la jeunesse. Elle occupera ce poste pendant 20 ans. En parallèle, elle occupe divers postes au sein de l’Office de la langue française.
  • En 2023, le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration crée le prix Solange-Chalvin.