Cet été, nos journalistes passent chaque semaine un moment en terrasse avec des personnalités pour une discussion conviviale. Louise Leduc a rencontré la femme d’affaires Danièle Henkel.

Elle s’est fait connaître au petit écran comme dragonne, mais Danièle Henkel est surtout un personnage de roman. Une immigrante qui a eu ses quatre enfants au sein d’un mariage forcé et qui a bouclé ses fins de mois en vendant des Tupperware avant que son entreprise prenne son envol. Avec elle, vous parlerez d’exil, d’identité, d’entrepreneuriat, d’armée, de seins qu’elle n’a jamais fait refaire, finalement. Au choix.

Deux petites heures de conversation et la voilà qui, entre deux éclats de rire, vous fait des « tope là ! ».

Ces dernières années, les coups durs ont plu. Elle est veuve (de son deuxième conjoint, celui qu’elle a choisi) depuis quelques mois. Sa fille et elle ont eu un cancer. Mais elle est là, pimpante, battante, comme toute bonne colonelle honoraire du régiment de Maisonneuve qu’elle sera bientôt. Elle est déjà ponctuellement de sortie avec l’armée canadienne : ne manque qu’à la Défense nationale d’officialiser son titre.

Pourquoi l’a-t-on choisie, elle, une entrepreneure, pour ce rôle ? Elle avance que c’est peut-être en raison de son combat de toujours pour l’inclusion, pour la diversité, pour l’égalité entre les hommes et les femmes.

D’un point de vue purement personnel, c’est pour elle l’occasion de boucler la boucle. « Mon père, qui était caporal de l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale, a été porté disparu en service. Je ne l’ai jamais connu. »

Le Québec n’a jamais été très porté sur la chose militaire. Et pourtant, l’armée, c’est capital, insiste-t-elle.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Danièle Henkel

Vive la paix et la diplomatie, « mais il faut être réaliste. Tous les pays ne sont pas des démocraties. Regardez l’Ukraine qui, du jour au lendemain, a été attaquée. Tout pays doit assurer la protection de ses citoyens. Ça prend une armée forte, avec beaucoup de réservistes, et en être fiers ».

Elle-même a dû fuir son pays, l’Algérie, à 34 ans. Parce qu’au hammam ou ailleurs, elle s’est mise à entendre des remarques qu’on ne lui avait jamais servies. Pourquoi ses filles parlent-elles français ? Pourquoi ne portent-elles pas le voile ? Qu’est-ce que ces robes qu’elles portent ? Quelque chose clochait. « J’ai fui de justesse avant la guerre civile. »

Tant de guerres, encore aujourd’hui. Toutes ces guerres au quotidien, aussi, contre les femmes. En Afghanistan, où elles sont niées. En Iran, où elles sont obligatoirement voilées. Au Nigeria où des écolières sont régulièrement kidnappées. Toutes ces jeunes filles à qui l’on impose, encore, un mari, lui soumet-on.

Oui, il y a tout cela. Mais la solution n’est certes pas de jouer les donneurs de leçons à l’étranger, insiste-t-elle.

Il faut financer des organismes locaux qui font souvent un travail d’éducation extraordinaire et qui peuvent, eux, convaincre les sages locaux que le monde a changé, qu’on ne peut plus marier une petite fille de 15 ans à un homme de 50 ans.

Danièle Henkel

Dans son cas, c’est son frère qui lui a imposé un ami à lui. « La famille a accepté », lui a dit sa mère en lui annonçant la nouvelle. « C’est tout. Retourne dans ta chambre. »

Au sujet de la noce, elle écrira dans son autobiographie : c’était un peu « comme si j’étais la spectatrice de mon propre mariage ».

« Nettoyer notre propre pas de porte »

En Afrique du Nord, la pratique est de moins en moins répandue, note-t-elle, et la situation des femmes peut s’améliorer rapidement quand les décideurs s’y mettent. Elle en veut pour preuve les Émirats arabes unis. « J’ai été invitée là-bas à une conférence sur les avancées des femmes en matière de développement économique. En seulement deux ans, plusieurs lois ont été changées pour favoriser l’entrepreneuriat des femmes, si bien que les nouvelles entreprises sont maintenant majoritairement lancées par elles ! En deux ans seulement ! »

Aux Émirats arabes unis ? De fait, les Nations unies y soulignent « des progrès remarquables ». Tout n’y est pas parfait, mais des pas de géant ont été franchis.

Quant à nous, ici, « il faut commencer par nettoyer notre pas de porte ».

C’est-à-dire ? « Regardez le taux de féminicide, les discriminations salariales. Comment sont rémunérées nos femmes ? Leur propose-t-on des postes à la hauteur de leurs compétences autrement que quand il s’agit de respecter des quotas ? »

Il y a bien eu la Loi sur l’équité salariale, note-t-on. « Mais elle n’a pas suffi », parce qu’il continue d’y avoir de la résistance, à son avis.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Danièle Henkel

Je rêve au jour où on n’aura pas besoin de loi. On est intelligents, responsables, on sait ce que c’est que d’être respectable et respecté.

Danièle Henkel

Il faudrait avoir bien plus à cœur le bien commun, « l’égalité des genres et des gens, l’égalité au travail », plaide-t-elle.

L’exil qui fait repartir de zéro

Avant d’être une dragonne, elle s’est démenée comme une démone. A multiplié les petits boulots – jusqu’à vendre, oui, ces fameux plats Tupperware – « souvent copiés, jamais égalés », lance-t-elle en riant.

Puis elle a eu ce flash, ce gant exfoliant Renaissance qu’elle a commencé par vendre de porte à porte et qui a été le fer de lance de son entreprise.

Son seul cap, pendant toutes ces années : assurer l’avenir et la sécurité de sa famille, y compris de sa mère dont elle a aussi eu la charge.

Fille d’une mère juive et d’un père allemand, mariée à un musulman, élevée dans la foi catholique, Danièle Henkel se réjouit que ses enfants aient eux-mêmes des conjoints aux origines diverses. D’être ainsi « une citoyenne universelle », comme elle le dit, est-ce que cela peut aller avec une perte d’identité ?

Pas du tout, répond-elle. « Je sais qui je suis. Je suis née en Afrique du Nord, j’ai été élevée dans une culture nord-africaine très en lien avec l’Europe. Nous parlions français. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi le Québec. L’identité de mes petits-enfants est québécoise, mais ils ont des grands-parents et des arrière-grands-parents qui sont d’ailleurs. L’immigration fait craindre à plusieurs de perdre leur culture. Mais une identité, ça ne peut pas se perdre. C’est la nôtre et c’est à nous de la maintenir. »

Questionnaire estival

Quelles sont vos vacances idéales ? « En Grèce, en Espagne, au Maroc, en Algérie »… Là où il y a la Méditerranée, quoi !

Un objet dont vous ne vous départirez jamais ? « Ma Vierge, qui m’a été offerte à ma première communion par un prêtre qui a été comme un père spirituel pour moi. »

Vous ne partez jamais sans… (interdiction de répondre le gant Renaissance !) ? Pour vrai, jamais sans mes produits de beauté !

Quelque chose de vous que vous souhaiteriez améliorer chez vous ? « J’ai pris rendez-vous plusieurs fois pour faire refaire mes seins qui ont allaité quatre enfants ! Mais je suis peureuse alors je ne l’ai jamais fait finalement ! »

Qui est Danièle Henkel ?

  • Native du Maroc, Danièle Henkel a grandi en Algérie et est arrivée au Québec avec son mari, ses quatre enfants et sa mère en 1990.
  • Après des années difficiles à cumuler de petits emplois, elle se lance dans l’entrepreneuriat.
  • Elle est la fondatrice et propriétaire des Entreprises Danièle Henkel.
  • L’émission Dans l’œil du dragon l’a révélée au public.
  • Elle est l’auteure de trois ouvrages, dont une autobiographie.