Cet été, nos journalistes passent chaque semaine un moment en terrasse avec une personnalité pour une discussion conviviale. Ariane Krol s’est attablée avec Annabel Soutar, une femme de théâtre qui n’a pas peur d’inviter la controverse sur scène.

Avec le succès retentissant de la pièce J’aime Hydro, coproduite par sa compagnie Porte Parole, Annabel Soutar a fait découvrir le pouvoir du théâtre documentaire à un public plus large que jamais. Du drame de Polytechnique à l’aide médicale à mourir en passant par les nids-de-poule et les changements climatiques, les sujets clivants se bousculent dans sa ligne de mire.

« Je m’intéresse depuis longtemps à la polarisation, et à comment on peut contribuer à faire baisser un peu la température et à prendre un peu de recul », résume Annabel Soutar, rencontrée à la terrasse du Bar Suzanne, avenue Duluth Est, à Montréal. « Mais c’est sûr qu’on en exploite aussi un peu le drame, les positions qui deviennent de plus en plus extrêmes, parce que c’est quand même théâtral. C’est important pour moi qu’on expose la bataille. »

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Annabel Soutar a rencontré Ariane Krol sur la terrasse du Bar Suzanne, avenue Duluth Est, à Montréal.

Cette tension dramatique créée par des positions apparemment irréconciliables, elle l’a exposée comme auteure dans de nombreuses pièces traitant, notamment, des organismes génétiquement modifiés (Grains), du profilage racial (Fredy) et des impacts de l’activité humaine sur l’eau douce (Le partage des eaux).

On l’a aussi vue comme protagoniste dans J’aime Hydro, où elle convainc la comédienne Christine Beaulieu de se lancer dans cette folle enquête sur les barrages, et la pousse à continuer lorsqu’elle flanche.

Son personnage empathique mais directif, interprété par un comédien barbu au nez chaussé de lunettes à monture noire (Mathieu Gosselin), a l’air tout droit sorti d’une bande dessinée. « Je ne suis pas contre le fait d’être la personne un peu tannante qui refuse que Christine fuie le projet. J’ai déjà, dans mes propres pièces, instrumentalisé des gens pour le narratif, donc je me suis dit : “Je ne peux pas résister à ça” », dit-elle avec un sourire en coin.

Projet Polytechnique

Ces dernières années, c’est surtout son travail de directrice artistique chez Porte Parole, compagnie cofondée avec son mari, l’acteur Alex Ivanovici, qui accapare ses énergies créatrices.

Lorsque nous l’avons rencontrée, à la fin de mai, elle sortait d’un atelier pour Projet Polytechnique avec, dans le rôle des auteurs-enquêteurs, les comédiens Marie-Joanne Boucher et Jean-Marc Dalphond, ce dernier ayant perdu une cousine dans la tragédie.

La pièce, dont la première aura lieu en novembre prochain, s’intéresse au discours antiféministe, toujours aussi tristement d’actualité plus de 30 ans après la tuerie. Et, bien sûr, aux positions diamétralement opposées de ceux qui réclament et de ceux qui refusent un plus grand contrôle des armes à feu.

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Notre journaliste discute avec Annabel Soutar

Chaque fois qu’il y a une tuerie, avec de plus en plus de fréquence ces jours-ci, les deux camps sortent sur la place publique. Est-ce qu’au lieu de se chicaner, on ne pourrait pas plutôt se mettre ensemble pour voir comment arrêter ce cycle de violence ?

Annabel Soutar, cofondatrice de Porte Parole

Dans la ligne de mire de sa compagnie de théâtre, il y a aussi l’aide médicale à mourir, sujet vainqueur des premiers « Pitchs Porte Parole », au printemps dernier. Manuelle Légaré, rédactrice en chef de l’émission Tout le monde en parle, a remporté le prix des membres fondateurs, destiné à soutenir le développement d’un projet.

« Je crois que cet enjeu est important. Et j’ai aimé que des gens de l’extérieur des arts de la scène disent : “Moi, je veux faire du théâtre documentaire !” »

Sur la planche à dessin en ce moment, il y a aussi une pièce sur... les nids-de-poule. Mais qu’y a-t-il de clivant dans un fléau qui fait l’unanimité contre lui ?

« La polarisation va peut-être sortir quand on pose la question : “Pourquoi est-ce qu’on n’est pas capables de régler ce problème, de désigner un responsable ?” Qu’est-ce que ça reflète de notre culture ? »

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Annabel Soutar et Ariane Krol

Un retour sur la commission Charbonneau pourrait s’imposer. « Depuis qu’elle a fait des recommandations et qu’on a sorti des gros squelettes sur la place publique, les choses ont-elles changé, ou la corruption a-t-elle seulement trouvé une autre voie ? »

Cette pièce sera d’abord produite pour la télévision avant d’être portée à la scène, une première chez Porte Parole. La cofondatrice espère ainsi élargir le public du théâtre documentaire, rendre celui-ci accessible « aux gens qui n’ont pas le temps, les moyens, l’habitude d’aller au théâtre ».

La comédienne Ève Duranceau, qui a de la famille dans le milieu de la construction, sera à la fois enquêteuse, auteure et personnage central de la pièce, dans une réalisation de Paul-Maxime Corbin. Annabel et son complice Alex seront les dramaturges documentaires du projet, tant pour la télé que pour le théâtre.

L’Assemblée en préparation

En cet été caniculaire, l’auteure planche aussi sur une nouvelle édition de L’Assemblée, qu’elle compare à « une plateforme pour aborder la polarisation ». Cette formule, que Porte Parole a amenée aux États-Unis, au Brésil, en Allemagne et en Lituanie, consiste à inviter quatre citoyens à discuter de ce qui les divise, puis à utiliser ces échanges comme matériau d’une pièce dont l’interprétation sera confiée à des comédiens. La version montréalaise, présentée en 2018, mettait en scène quatre femmes aux opinions très tranchées, en particulier sur la place de la religion dans l’espace public.

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Discussion entre Annabel Soutar et Ariane Krol

L’Assemblée en préparation, en anglais, porte sur les changements climatiques et la transition énergétique dans un Canada à la fois producteur et grand consommateur d’énergies fossiles. Comme pour chaque assemblée, la pièce sera coécrite par Annabel et Alex avec l’acteur Brett Watson.

« Je suis préoccupée par le fait que la polarisation puisse nous empêcher de prendre de bonnes décisions parce qu’on réfléchit en silos », dit celle qui s’avoue « obsédée par l’énergie et par les changements climatiques en ce moment ».

Enquêter sur un sujet pour écrire sa propre pièce lui manque aussi. « J’ai dit depuis longtemps que j’allais faire quelque chose sur la Chine, mais je n’arrive pas à trouver le temps de le faire. C’est vraiment plate parce que ça devient de plus en plus pertinent », dit-elle en faisant notamment allusion aux demandes d’enquête publique sur l’ingérence étrangère à Ottawa, et à la montée en puissance économique de la Chine.

Questionnaire estival

À quoi ressemble mon été idéal ?

Une journée d’été idéale, pour moi, c’est vraiment de m’installer sur un quai au bord d’un lac (précisément au lac Brome, parce que c’est là que j’ai mon chalet), avec un bon livre, et de sauter plusieurs fois à l’eau. Mais je commencerai toujours ma journée par une bonne course de 5 à 10 kilomètres dans la nature, pour avoir très, très chaud, sauter dans le lac et, après, comme j’aurai déjà fait mon exercice, me donner tout le reste de la journée avec un bon livre.

Le livre qui trône sur le dessus de ma pile ?

Braiding Sweetgrass, de Robin Wall Kimmerer, une scientifique autochtone qui essaie de faire le pont entre notre science occidentale et la pensée autochtone. Comme je fais beaucoup de recherches sur l’environnement et les changements climatiques, ça m’aide à me sortir un peu de ma vision occidentale, et à voir un autre point de vue sur le lien entre l’être humain et la nature.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants ?

Karl Marx et Adam Smith parce que, souvent, mes pièces ont soulevé des questions sur le capitalisme, la culture de performance, la croissance. Ou peut-être quelqu’un du mouvement de la décroissance, comme l’économiste Yves-Marie Abraham, et un grand entrepreneur québécois qui a connu un succès international, comme Erick Boyko [patron de Stingray] ou Guy Laliberté [cofondateur du Cirque du Soleil]. Si j’en avais la capacité, je mettrais Sophie Brochu [ex-PDG d’Hydro-Québec] à la table, car je m’interroge beaucoup sur la suite de notre pensée capitaliste face à la crise environnementale. Ou Hannah Arendt, qui a écrit Condition de l’homme moderne, l’un de mes livres préférés, avec un penseur de l’intelligence artificielle, par exemple Elon Musk.

Qui est Annabel Soutar ?

  • Auteure de plusieurs pièces de théâtre documentaire, elle est la directrice artistique de la compagnie Porte Parole, qu’elle a cofondée en 2000.
  • Diplômée de l’Université de Princeton en mise en scène et dramaturgie, elle a reçu un doctorat honoris causa en Lettres de l’Université McGill en 2022.
  • Dramaturge de la pièce J’aime Hydro, que la comédienne Christine Beaulieu a écrite à son invitation pour Porte Parole et qui a remporté le prix Michel-Tremblay.
  • Animatrice d’un débat public entre le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, et la comédienne Christine Beaulieu au Festival des technologies vertes de Montréal au printemps 2023.