Toutes les deux semaines, cet été, l’autrice Rafaële Germain nous propose de changer de rythme. Elle nous amène à la rencontre de personnes et de lieux hors du temps, en marge de la course folle.

Lorsque le voisin d’en face a bouché le trou par où passait la marmotte, celle-ci a d’abord procédé aux vérifications d’usage : elle a fait le tour du perron une fois, deux fois, trois fois, puis elle a creusé là où se trouvait l’entrée de son tunnel pour constater ce que nous savions tous déjà, à savoir qu’en matière de ciment, le voisin est dur à battre. Un peu contrariée, elle s’en est allée dans la cour, où elle a grignoté un moment en méditant sans doute sur la malfaisance des hommes, puis elle s’est dandinée jusque sous la galerie de la petite maison de Mike.

« Elle était pas contente », a confirmé Mike, avec le sourire de l’homme qui connaît les états d’âme de sa marmotte.

Mike vit là depuis toujours, dans un vieux chalet bancal, à la verte confluence de la banlieue et d’un milieu humide, parmi les bêtes et des oiseaux. Il est né ici, il a grandi ici et c’est ici que coulent ses jours, entre la télévision et la fenêtre du deuxième étage par laquelle il fume en regardant le monde.

Nous nous sommes longtemps demandé, en personnes occupées convaincues de la grande pertinence de nos occupations, ce que pouvait bien faire Mike de son temps. Il boit sa bière sur la galerie, en bedaine, la petite bosse de son pacemaker bien visible sous la peau, juste au-dessus de son cœur. Il ne va jamais bien loin, un voyage à l’épicerie pour faire le plein de cigarettes et d’oranges fraîches, une jasette avec le voisin. En été, il s’installe face à la rivière, pas de livre, pas de téléphone intelligent, pas d’ouvrage, pas de compagnie. Il appelle, parfois : « Tes poules sont dans ’rue ! Pis la tannante est encore chez nous. »

Mike sait qui sont les poules tannantes et les poules bien élevées, il connaît les marmottes philosophes et les renards furtifs, les chats rêveurs et les visons remplis de projets. C’est lui, bien sûr, qui a fourni le rapport des faits à la suite du blocage du terrier. Assis sur sa galerie, à des années-lumière de l’agitation du monde et du zeitgeist, Mike pose sur les petites vies qui l’entourent un regard bleu et bienveillant. Voilà ce qu’il fait de son temps.

Il n’en tire aucune fierté particulière.

L’idée d’alimenter un compte Instagram avec l’arrivée des premiers canetons de l’année (so cute !) ou de publier sur TikTok une vidéo du couple de castors qui se disputent toujours les pousses de saule (#bonkerbeavers) ne lui effleurerait pas l’esprit, même si je suis convaincue qu’avec sa coupe Longueuil à faire pâlir d’envie le plus investi des hipsters, il pourrait moissonner le like assez allègrement.

Il ne fait donc jamais étalage de ses découvertes et de ses apprentissages, il les offre au détour d’une petite séance de small-talk, entre deux banalités, fait longtemps qu’y a pas plu, va ben falloir que le gaz arrête d’augmenter, tu croirais pas le nombre de voyages qu’un héron peut faire pour se construire un nid.

Comme il ne sort presque jamais, son champ d’expertise est extrêmement restreint, quelque mille mètres carrés qui comprennent son terrain, la berge qui s’étend tout juste devant, le bout de rivière qui coule entre chez lui et l’île d’en face, et ce que son regard peut embrasser de ciel. Il ne suit pas les grands brochets qu’il a vu frayer dans l’eau peu profonde et n’a jamais posé les yeux sur le beau barrage des castors mangeurs de saule, mais il a vu, lui, le petit caneton se faire adopter par la colonie de bernaches, sa minuscule forme jaune se détachant parmi les oisons maladroits. Il sait où dort le raton et les chemins qu’emprunte la mouffette, toujours les mêmes chaque soir. C’est lui qui m’a raconté comment Lupin le chat nargue le renard, avançant toujours dix pas derrière lui, s’arrêtant quand il s’arrête et se cachant quand il se retourne, pour repartir en même temps que le goupil. Il était particulièrement ravi par cette histoire – dans la pièce de théâtre sans fin que lui offre le paysage, le matou pisteur de renard était un rebondissement franchement bienvenu.

Loin, bien loin de moi l’idée d’idéaliser la vie de Mike. Je ne sais rien des rêves remisés et des petites joies, et qui suis-je pour présumer du silence des nuits d’hiver, quand même le coyote renonce à quitter sa tanière ? Mais dans un monde où on retient si peu de tout ce qui passe si vite, sa connaissance intime d’une étroite parcelle de territoire me réconforte et m’inspire. Ne devrions-nous pas tous donner à la nature le temps qu’elle mérite et poser sur elle un regard qui soit digne de sa beauté ? C’est une façon d’aller à la rencontre du pays qui n’a plus beaucoup la cote, et en cela, c’est aussi, me semble-t-il, un tout petit acte de résistance.

La marmotte, il va sans dire, est d’accord avec moi.

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