Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche au romancier, dramaturge, acteur et metteur en scène Jean-Philippe Baril Guérard.

Quand j’avais 11 ans, je voulais me tuer.

Je revenais de ma classe d’anglais intensif à l’école Saint-Édouard de Plessisville, je me branchais sur l’internet, et entre des recherches sur les Pokémon et sur Zelda, je cherchais la façon la plus efficace et la moins douloureuse de mettre fin à mes jours.

Je n’étais pas un enfant particulièrement malheureux, mais j’étais convaincu qu’être gai rendait la vie indigne d’être vécue. Personne ne m’avait indiqué ça clairement, évidemment : je l’avais déduit par moi-même, orienté par des intervenants extérieurs.

Des gens comme Jeff Fillion, par exemple. Mon chauffeur d’autobus de l’époque semblait beaucoup l’affectionner. C’est CHOI qui m’a accompagné vers l’école pendant une bonne partie de mon primaire et de mon secondaire. C’était désagréable, évidemment, mais je ne voyais pas de raison de m’indigner contre des florilèges d’insultes aussi poétiques que qualifier un animateur de MusiquePlus de « gros fif » qui a « le cul tellement défoncé que ça ressemble à une vulve » : ça faisait partie de la vie. Les tapettes, elles méritaient de se faire insulter.

Mais une vie passée à me faire insulter, à me faire diminuer, à être un moins-que-rien, ça ne m’intéressait pas.

Je ne suis pas le seul : le suicide est tenté ou envisagé de deux à cinq fois plus chez les adolescents LGBTQ+ que dans la population en général⁠1.

À plusieurs reprises au fil des années, Fillion a qualifié ses interventions à la radio de « divertissement » pour en diminuer la portée. Mes collègues de classe n’avaient vraisemblablement pas reçu son mémo à ce sujet : plusieurs s’amusaient à répéter à l’école ce qu’ils avaient entendu dans l’autobus jaune. Je me rappelle une visite particulièrement désagréable du GRIS, quand j’étais au secondaire, où deux intervenants ont simplement dû recevoir des jugements et des insultes en tentant de garder le sourire et au cours de laquelle je cherchais une façon de disparaître dans les murs.

L’été entre ma 4e et ma 5secondaire, des élèves ont choisi de porter fièrement le t-shirt « Liberté, je crie ton nom partout » et de parcourir les 100 kilomètres qui séparent Plessisville de Québec pour aller participer à une manifestation en appui à CHOI, dont le CRTC avait annoncé la révocation de la licence, une décision que Reporters sans frontières avait qualifiée de « censure ».

D’autres élèves ont plutôt choisi d’enfiler des t-shirts « Le racisme n’est pas une liberté », pour dénoncer les excès de Fillion. Je n’ai appris que récemment qu’il y avait aussi un t-shirt « L’homophobie n’est pas une liberté ». J’aurais aimé voir quelqu’un le porter, à l’époque. Je n’en aurais certainement pas été capable. Je ne me suis jamais positionné, dans ce débat. Je n’en avais pas le courage.

On connaît la suite de l’histoire : CHOI a pu conserver sa licence, mais Jeff Fillion a perdu quelques mois plus tard un procès contre Sophie Chiasson, qui le poursuivait en diffamation, et il a fini par quitter CHOI le 17 mars 2005, quelques mois avant la fin de mon secondaire. De mon côté, j’ai fait un coming-out absolument non événementiel (conseillé par la très dynamique psy de mon école, Madeleine, qui insistait pour qu’on l’appelle Mado, une intervenante tout aussi réconfortante et « kit-kat dans le shake’n’bake » que Jocelyne de Radio Enfer) et je n’ai pas, à ma connaissance, fait l’objet d’homophobie jusqu’à la fin de mon secondaire, du moins pas frontalement.

Depuis, tout va bien dans le meilleur des mondes : la haine n’a plus sa place sur les ondes et plus personne n’a vécu d’homophobie au Québec.

Ou pas.

J’ai été pris de flashbacks malheureux, en mars dernier, quand j’ai lu l’histoire horrible rapportée par les médias de Québecor d’Alex, l’enfant de 10 ans qui s’est donné la mort, en Outaouais⁠2. Alex avait adopté un nouveau nom, en phase avec la remise en question de son genre, et s’était identifié comme lesbienne auprès de ses camarades. Victime d’intimidation, Alex a fini par mettre fin à ses jours.

Appelée à commenter le cas par TVA Nouvelles, Françoise Roy, de l’Association québécoise pour la prévention du suicide, a émis l’hypothèse qu’un enfant de cet âge ne soit pas capable de comprendre que son geste mène à la mort.

On ne saura jamais ce qu’Alex a pensé. Et on sait qu’un suicide, c’est multifactoriel. Mais si je me rapporte à mon expérience, presque au même âge qu’Alex, je sais que j’étais entièrement capable de comprendre comment et pourquoi j’en étais venu à vouloir mourir : c’était parce qu’il n’existait pas une pilule pour devenir hétérosexuel. Je rêvais de cette pilule parce que des lance-flammes, de mon point de vue, m’indiquaient que l’inverse était abominable.

Je sais que ni Jeff Fillion, ni mes collègues de classe qui répétaient ses âneries, ni les camarades d’Alex ne souhaitaient mener des personnes LGBTQ+ au suicide.

Mais on n’a pas besoin de l’intention de détruire pour causer des ravages.

En marge de la Journée internationale de la lutte contre l’homophobie et la transphobie, le 17 mai dernier, TVA a rapporté des évènements homophobes dans deux écoles en Estrie⁠3. Du côté de Pincourt, près de Vaudreuil, Néomédia rapporte qu’un élève a décroché le drapeau de la fierté accroché dans un espace commun de l’école avant que des dizaines d’élèves se ruent dessus pour le piétiner⁠4. L’évènement a été filmé. La vidéo a fait le tour du web, a rebondi jusqu’en France. On a salué le « courage » de ces jeunes qui ont osé braver la « propagande » qu’on leur « enfonce dans le fond de la gorge ». On cadre l’intervention dans un débat sur la liberté d’expression. Et 20 ans après la saga CHOI-Fillion, on doit de nouveau expliquer que non, l’homophobie n’est pas une liberté. Et il se trouve maintenant, sur toutes les plateformes, mille fois plus d’émules encore plus radicaux que Fillion pour ridiculiser, démoniser, attaquer directement la communauté LGBTQ+.

Personne n’est mort de ces évènements, évidemment. Mais un des arguments qui ressortent beaucoup, quand je m’inflige la lecture des réactions enthousiastes face à la vidéo de Pincourt, c’est que le rejet du drapeau arc-en-ciel est une réaction naturelle à une idéologie trop publicisée. La diversité de genre occuperait trop de place.

Le Jean-Philippe de 11 ans n’aurait pu qu’être d’accord avec ces commentaires. Le Jean-Philippe de 11 ans leur aurait dit qu’il travaille fort à disparaître. Le Jean-Philippe de 11 ans n’aurait pas fait long feu dans cette école.

J’ai 34 ans, heureusement.

1. Consultez une étude sur le suicide chez les adolescents issus de minorités sexuelles et transgenres (en anglais) 2. Lisez un article du Journal de Montréal sur le suicide d’un enfant de 10 ans 3. Lisez un article de TVA Nouvelles sur des gestes homophobes dans des écoles de l’Estrie 4. Lisez un article de Néomédia sur l’évènement à l’école secondaire du Chêne-Bleu

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, contactez le 1 866 APPELLE (1 866 277-3553). Un intervenant en prévention du suicide est disponible pour vous 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide