Chaque semaine, un journaliste vous présente un essai récemment publié.

Après nous avoir conduits très loin de nos foyers à l’occasion de son précédent essai (Dans l’amitié d’une montagne), le philosophe Pascal Bruckner opère un virage à 180 degrés en dissertant sur la dictature du chez-soi. Cette tendance au renoncement, certes décuplée par la pandémie, lui était préexistante, pose-t-il.

On sent rapidement qu’une haute dose d’amertume teinte les pages de ce Sacre des pantoufles qui, en dépit de sa couverture amusante, se veut une diatribe aiguisée contre la société du repli à domicile. Finirons-nous tous comme autant de petits Oblomov, personnage paresseux à l’extrême décrit par l’écrivain Ivan Gontcharov dans le roman du même nom ?

D’abord, un contexte, avec la convergence de menaces multiformes survenues dans les dernières années : un coronavirus qui hante les rues, une crise climatique anxiogène, une guerre inattendue en Ukraine. La réponse automatique à ces évènements serait de se claquemurer, un réflexe révélateur de nos mentalités qui n’aurait rien de neuf.

En effet, Bruckner propose de sonder les racines historiques et philosophiques du renoncement, dont les récents confinements ne sont que le prolongement, non sans avoir préalablement fustigé le développement d’une société du loisir connecté à tout crin. Pourquoi aller chercher le monde ailleurs que dans nos murs, alors que le monde se concentre là, au bout de nos doigts, dans nos appareils, téléphones et ordinateurs ? Séries en rafale, jeux vidéo, réseaux sociaux : ils en prennent tous pour leur grade.

Ce n’est pas la tyrannie sanitaire qui nous menace, mais la tyrannie sédentaire.

Pascal Bruckner

Au-delà de ce constat actuel amer, certains chapitres se montrent plus instructifs, nous replongeant dans le passé en retraçant l’introduction de la banalité et de la vie quotidienne dans les arts, notamment la peinture. De la même façon, l’émergence et l’évolution du concept d’intimité sont passées au crible, avec des illustrations historiques intrigantes (voyez le roi de France constamment épié par ses proches et ses valets). On touche aussi aux dimensions de la vie monastique, maintenant que tout un chacun a pu expérimenter l’ascétisme à domicile. Bien entendu, les références littéraires et philosophiques ne manquent pas, Bruckner reprenant à son compte l’indémodable allégorie de la caverne signée Platon, remodelée à la lumière de l’enfermement et du repli sur soi.

Sommeil, météo, littérature de l’enfermement… l’essai se montre relativement court (160 pages), mais l’auteur ne se prive pas d’étudier son objet sous bien des coutures, pour toujours en revenir à la dictature de la robe de chambre. Il multiplie les formules-chocs pour réprouver cette culture (« le bovarysme du portable », « nos Guantanamo domestiques »…), mais à mesure que se succèdent les chapitres, une faille semble lézarder l’ouvrage. Oui, la société du repli s’est gargarisée des drames des dernières années, mais… que faire pour la contrer ?

À moins que la seule prise de conscience de son emprise sur nos vies ne soit l’objectif de l’auteur, l’essai semble pécher par manque de solutions concrètes pour marteler les murs dont nous nous sommes entourés – « À l’angoisse paralysante, on doit opposer l’élégance du risque assumé », ce genre de formule esquissée dans le chapitre final est certes stylé, mais aidera-t-il vraiment à enrayer l’appel du sofa ? Un manuel pratique du décloisonnement de nos vies constituerait un tome subséquent logique à ce Sacre des pantoufles, dont les aspects historiques et philosophiques demeurent nourrissants.

Extrait

« La grande question religieuse était hier : y a-t-il une vie après la mort ? La grande question des sociétés laïques est à l’inverse : y a-t-il au moins une vie avant la mort ? Avons-nous assez aimé, donné, prodigué, embrassé ? L’existence n’est pas une course d’endurance où l’on doit tenir le plus longtemps possible à l’abri des coups mais une certaine qualité de liens, d’émotions, d’engagements. Quand elle se réduit au repli dans sa carapace, au simple visionnage de jeux vidéo, de séries en rafale ou d’achats compulsifs, a-t-elle encore la moindre valeur ? […] Pour connaître le choc du changement, il faudrait commencer par rompre la somnolence des jours identiques, par éprouver la puissance de révélation du nouveau, ce que la vie calfeutrée ne permet pas. »

Qui est Pascal Bruckner ?

Romancier et philosophe, Pascal Bruckner a signé une trentaine d’ouvrages, dont certains ont remporté le prix Médicis de l’essai (La tentation de l’innocence), le prix Montaigne (La tyrannie de la pénitence) ou le prix Renaudot (Les voleurs de beauté). Il est membre de l’Académie Goncourt, et son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.

Le sacre des pantoufles – Du renoncement au monde

Le sacre des pantoufles – Du renoncement au monde

Grasset

160 pages