Vous souhaitez que votre fille apprenne le violoncelle ? Rien de plus simple. Vous lui offrez des cours privés ou l’inscrivez dans une école de musique.

En Afghanistan, c’est un peu plus compliqué. Depuis que les talibans ont repris le pouvoir en 2021, la musique est carrément interdite, parce que considérée comme « impure ». Et c’est encore plus vrai pour les (rares) femmes qui avaient choisi d’apprendre un instrument, malgré le risque couru.

Cette réalité pour le moins dérangeante est racontée dans le documentaire Keeping the Music Alive, qui est présenté en première mondiale, samedi, au 41Festival des films sur l’art (FIFA).

Sa réalisatrice, la Franco-Tunisienne Sarah El Younsi, s’attarde plus particulièrement au cas du premier orchestre exclusivement féminin d’Afghanistan, Zohra, qui a connu sa petite heure de gloire avant de fuir le pays en catastrophe, à l’automne 2021, après le retour des intégristes.

« Ça devait être un film sur l’histoire de l’émancipation de jeunes filles afghanes. C’est devenu un film sur le combat pour leur liberté, pour leur art, leur culture. Et aussi un film sur l’exil », raconte la cinéaste, jointe à Paris lundi dernier.

Histoire en deux temps

Cette histoire en deux temps débute en 2010 avec la création de l’institut national de musique d’Afghanistan (ANIM) à Kaboul. Son fondateur, Ahmad Naser Sarmast, souhaite former une nouvelle génération de musiciens afghans, après la chute des talibans première époque. Bien que la musique en Afghanistan soit plutôt une affaire d’hommes, il ouvre sa porte aux filles et parcourt le pays à la recherche de talents féminins.

Cette vision débouche en 2015 sur la formation de Zohra, orchestre de 25 musiciennes rompues aux instruments occidentaux, mais aussi folkloriques afghans, une entorse spectaculaire à la tradition.

Les plus conservateurs ne voient pas cette révolution d’un bon œil. En 2014, un attentat suicide tue 1 personne et fait 15 blessés – y compris Ahmad Naser Sarmast – pendant un concert des élèves de l’ANIM.

Après cette attaque, l’école de musique devient un des endroits les mieux gardés de Kaboul.

Autant [l’école] était une oasis de paix et de bonheur pour les élèves, autant c’était un des endroits les plus protégés. Il avait énormément renforcé sa protection.

Sarah El Younsi

Figure emblématique d’un Afghanistan progressiste et visionnaire, l’orchestre Zohra devient la coqueluche des élites occidentales. En 2017, le groupe se produit au Forum économique de Davos, puis dans une demi-douzaine de villes européennes. Ses meilleures élèves sont commanditées par des mécènes américains. Certaines ont des bourses pour étudier à l’étranger. Ahmad Naser Sarmast reçoit le prix Polar à Stockholm, équivalent du Nobel pour la musique.

PHOTO FOURNIE PAR LE FIFA

Ahmad Sarmast et les musiciennes de Zohra en tournée européenne, en 2017

Mais cette belle lancée est stoppée net en août 2021, lorsque les talibans reprennent le pouvoir et achèvent de chasser les troupes américaines de Kaboul. L’institut est depuis longtemps dans le collimateur des intégristes ; il faut plier bagage au plus vite, sous peine de représailles.

De l’Australie, où il se trouve pour des raisons personnelles, le directeur organise la fuite en urgence. L’école compte 150 élèves, dont plusieurs mineurs. Comment évacuer tous ces gens, y compris les professeurs et des parents, dont certains n’ont pas de passeport ? L’épisode relève d’un thriller. Mais avec l’aide du violoncelliste Yo-Yo Ma et du gouvernement qatari, 273 personnes liées à l’ANIM partent en octobre vers le Portugal, qui leur offre l’asile. Plusieurs restent toutefois en Afghanistan, par peur ou faute de soutien familial, tandis que l’institut de musique est transformé en base militaire talibane.

Film doux-amer

Keeping the Music Alive parle de ces jeunes femmes qui ont eu le courage de quitter leur monde – leur famille parfois – pour poursuivre leur éducation musicale. Ce choix professionnel, simple à nos yeux, prend ici une dimension dramatique et nous fait prendre conscience des combats menés ailleurs dans le monde pour des libertés que nous considérons comme acquises.

Ces jeunes filles sont désormais en sécurité. Elles continuent à se développer artistiquement. Elles « gardent la musique en vie », d’où le titre du film.

Mais elles ont le mal du pays et se sentent coupables d’être « libres », alors que certaines de leurs consœurs sont restées coincées en Afghanistan, où elles ne peuvent ni travailler ni jouer d’un instrument. Pour ces dernières, la perspective ne se résume plus désormais qu’au mariage et à la vie en burqa…

Entre optimisme et désenchantement, Keeping the Music Alive est finalement un film doux-amer. D’un côté un Afghanistan sous chape de plomb, de l’autre des musiciennes en exil qui poursuivent miraculeusement leur apprentissage.

Verre à moitié vide ou à moitié plein ?

Pour Sarah El Younsi, la réponse est claire : « J’ai envie de raconter ce qui porte les peuples. Si on arrive à raconter des choses qui sont porteuses d’espoir, de luttes et de combats, cela devient des modèles, des sources d’inspiration. Or à mes yeux, cette histoire est porteuse d’espoir. C’est important de laisser une place à des récits comme ça… »

Keeping the Music Alive, de Sarah El Younsi, Mandakini Gahlot, présenté au Théâtre Outremont, samedi 18 mars, à 15 h.

Consultez le site du festival des films sur l’art