Présenté deux fois aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, dont en ouverture de l’évènement ce jeudi, le film Rewind & Play est un petit bijou d’inconfort.

Le 12 février 1970. L’émission Jazz Portrait est diffusée à la télévision française. L’invité du jour est le pianiste Thelonious Monk, attrapé lors d’un récent séjour à Paris.

Le compositeur prononce trois mots, puis interprète quelques-uns de ses morceaux les plus célèbres, dont le classique ’Round Midnight.

Tout se passe bien. L’émission est une réussite… Ou du moins le croyait-on, avant qu’Alain Gomis ne réalise le film Rewind & Play, petit bijou d’inconfort présenté ce soir en ouverture des Rendez-vous du documentaire de Montréal (RIDM).

Le cinéaste franco-sénégalais est en effet tombé sur les rushes (retailles) de cet enregistrement réalisé le 15 décembre 1969, qui dormaient depuis plus de 50 ans dans les réserves de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Et ce qu’il a vu ne correspond pas du tout à la version officielle de l’émission qui sera diffusée deux mois plus tard, et dont certains segments circulent toujours sur YouTube.

Il a plutôt découvert deux heures pénibles, où Monk tente tant bien que mal de se soustraire aux questions pesantes de son intervieweur, le pianiste et expert jazzophile Henri Renaud.

Alain Gomis a donc choisi de refaire le montage de l’entrevue, en se plaçant cette fois du point de vue du musicien américain, et en faisant émerger les mécanismes de « fabrication » utilisés lors de l’enregistrement.

Le résultat est éclairant… et délicieusement malaisant.

On coupe !

En 1969, Thelonious Monk est un musicien reconnu, qui tourne partout dans le monde.

Il doit jouer ce soir-là à la salle Pleyel, à Paris, et est filmé dès sa descente d’avion par les caméras de Jazz Portrait, qui le suivent jusqu’à l’hôtel, en compagnie de sa femme Nellie, puis en studio, où il doit être interrogé par Henri Renaud, un fan avoué de Monk.

On n’a pas souvent l’occasion de voir Monk sans son piano, se balader hors de scène, et encore moins dans les rues de Paris. Ces extraits feront sûrement la joie des fans du légendaire jazzman, mort en 1982 à l’âge de 65 ans.

Mais c’est avec la séquence de l’entrevue que le documentaire d’Alain Gomis prend toute sa dimension.

PHOTO GERHARD KASSNER, FOURNIE PAR LES RIDM

Alain Gomis

Monk est assis au piano, un peu largué. Penché sur lui, Henri Renaud le presse de questions prévisibles, qui enferment Monk dans son personnage de pianiste incompris, désargenté et plus ou moins autodidacte.

Le récit est manifestement écrit d’avance. L’intervieweur semble plus soucieux de respecter son cadre narratif qu’à provoquer un véritable échange avec le musicien… à qui il parle d’ailleurs très peu de musique.

On dirait deux planètes qui ont du mal à se parler. Les deux semblent surpris. L’animateur ne réalise pas du tout qu’il enferme Monk dans une image très stéréotypée.

Alain Gomis, réalisateur du documentaire Rewind & Play

Déjà difficile à interviewer, Monk se rebelle alors à sa façon : en se repliant sur lui-même. « Il n’a pas envie de jouer le jeu, ajoute Gomis. Je crois qu’il est fatigué d’avoir à répondre de façon incessante à des visions un peu caricaturales [de son personnage]. »

Il y a tout de même un moment, rare, où le musicien américain tente de s’ouvrir. Invité à parler de sa première visite à Paris, 15 ans plus tôt, il confie avoir été plus ou moins bien rémunéré.

Cette révélation pourrait alimenter la conversation. Mais Henri Renaud, visiblement soucieux de protéger le petit milieu du jazz local, demande au réalisateur d’effacer la séquence parce qu’elle n’est « pas sympa ». Une scène gorgée de paternalisme, qui résume à elle seule le propos de Rewind & Play.

« Ce qui est perturbant, c’est qu’il ne le fait avec aucune intention de mal faire, nuance Alain Gomis. Il traite Monk avec beaucoup d’admiration, mais en même temps, beaucoup de condescendance. »

Jouer au lieu de parler

Qu’on ne s’y trompe pas : Rewind & Play donne aussi beaucoup de place à la musique. Car c’est là — et seulement là — que Thelonious Monk peut s’exprimer librement.

Le pianiste est manifestement ennuyé de devoir prolonger sa présence (« c’est le dernier morceau, n’est-ce pas ? »). La sueur qui coule sur son visage fatigué laisse croire qu’il cuit sous les projecteurs depuis déjà trop longtemps. Mais il s’exécute de bonne grâce et livre une performance étonnante, magnifiée par la caméra qui s’approche parfois à quelques centimètres de son visage.

Une séquence « extrêmement touchante », conclut le réalisateur, en évoquant la « solitude » et la « fragilité très forte » du musicien.

Ce grand moment de jazz clôt en beauté une entrevue ratée, qui est passée à côté de l’essentiel. Et dont le biais colonialiste est assez subtilement dénoncé par Alain Gomis. Évacué de toute narration, Rewind & Play passe son message par un montage sans concession, où les non-dits sont plus parlants que les mots… à la manière de Monk, grand maître des espaces entre les notes.

Critique, mais avec style…

Rewind & Play, d’Alain Gomis, est présenté ce jeudi à 19 h à l’Impérial et le dimanche 20 novembre à 17 h 30 au Cinéma du Musée

Les Rencontres internationales du documentaire de Montréal se tiennent jusqu’au 27 novembre.

Visitez le site des Rencontres internationales du documentaire de Montréal