Le film Saint-Narcisse, du réalisateur canadien Bruce LaBruce, ne pourra plus être vu sur Amazon Prime Video. La raison invoquée par le géant de la diffusion en continu ? Un « contenu offensant ». Malgré son plaisir à transgresser les tabous, le créateur dit être victime d’une censure plus insidieuse que jamais.

Saint-Narcisse, qui met en vedette Félix-Antoine Duval dans le premier rôle, a été projeté en première mondiale au Festival du film de Venise en septembre 2020. Explorant les notions de narcissisme, de gémellité, d’inceste et d’homosexualité, en décochant quelques claques aux affres commis par de nombreux prêtres, il était reparti avec le Prix du meilleur film Graffetta d’Oro, remis en marge du festival.

Presque deux ans plus tard, le film a été refusé par la plateforme Amazon Prime Video au Royaume-Uni. Dans la foulée, il a été retiré par ses équivalents américain et français, où il était pourtant diffusé depuis près de six mois. « La seule raison qui nous a été transmise par notre distributeur au Royaume-Uni, Pecadillo Pictures, c’était une question de contenu offensant », explique le réalisateur lors d’une entrevue commune avec le producteur Nicolas Comeau.

Ce dernier peine à comprendre la situation. « En 2022, ça n’a aucun sens, soutient M. Comeau. Si tu as vu le film, il n’y a rien d’offensant… sauf peut-être aux yeux de mère Teresa. »

Bruce LaBruce intervient avec un sourire en coin.

Je n’irais pas jusque-là. Il y a des scènes de nudité frontale, mais elles ont été tournées avec une certaine distance. Ce n’est rien d’inhabituel pour Amazon Prime Video et pour la plupart des plateformes de diffusion en continu.

Bruce LaBruce, cinéaste

Il émet l’hypothèse que d’autres passages plus subtilement transgressifs ont pu déranger. « Il y a une scène où des jumeaux adultes ont une relation sexuelle, mais on ne voit aucune génitalité. Elle est plus romantique que mécanique. »

Ayant contribué au financement du film, CBC a songé à projeter le film sur ses ondes, avant de le restreindre à GEM, le Tou.tv canadien-anglais. « Selon ce que je comprends, c’est à cause de la scène avec un enfant qui voit sa mère avoir un moment d’intimité physique avec une femme enceinte, affirme LaBruce. Pourtant, il n’y a aucune nudité. »

Contacté mardi, le porte-parole britannique d’Amazon Prime Video n’avait pas répondu à notre demande d’entrevue.

La censure insidieuse

Les descriptions des scènes prises hors contexte peuvent choquer. Cela dit, le cinéaste a la réputation d’être provocateur depuis des décennies. « C’est particulièrement irritant dans un contexte où il est de plus en plus difficile de faire des films indépendants et qu’ils soient vus, affirme-t-il. Nous n’avons eu vent d’aucune réaction de cinéphiles qui trouvaient le film scandaleux. »

Il précise ne pas savoir qui le film a offensé. « Est-ce à cause des plaintes de deux personnes ? Ou d’un gars au bureau d’Amazon Prime Video qui a regardé le film et trouvé ça horrible ? Comme ils n’ont pas à expliquer leur décision, ils peuvent retirer le film sans rien dire. »

À ses yeux, cette pratique fait écho aux réseaux sociaux qui bannissent souvent des comptes et des pages sans préciser pourquoi.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Le cinéaste Bruce LaBruce

Les règles sont très vagues et appliquées de manière inégale. C’est pire que la forme traditionnelle de censure. Avant, tu savais qu’ils étaient moralisateurs et que tu contrevenais à des règles spécifiques. Aujourd’hui, la censure est plus insidieuse.

Bruce LaBruce, cinéaste

Le producteur Nicolas Comeau parle d’un scandale. « Je trouve ça rétrograde. Qu’un film d’un artiste confirmé soit projeté en première mondiale dans des festivals importants, qu’il soit distribué dans des salles commerciales au Québec, aux États-Unis et en France, et qu’il ne soit pas admissible sur Amazon en raison d’un supposé contenu offensant, ça me dépasse. »

Une œuvre grand public ?

Ironiquement, Bruce LaBruce cherchait avec Saint-Narcisse à réaliser un film plus accessible. « Tout comme avec le film Gerontophilia, j’ai essayé de rendre les aspects transgressifs plus digestes pour les gens. Il n’y a pas de sexe explicite. On s’attaque à des tabous de manière plutôt symbolique. »

Encore plus ironique : le magazine Variety avait critiqué Gerontophilia en écrivant « Bruce LaBruce goes limp » en sous-entendant qu’il devenait impotent et que ses films étaient plus mous qu’avant. « Pourtant, ils m’ont toujours donné de mauvaises critiques en disant que mes productions étaient trop explicites. Comme on dit en anglais : “Damned if you do. Damned if you don’t”. »