C’est sans conteste la pièce la plus costaude de la saison et sans doute aussi l’une des plus attendues, tous théâtres confondus. Pendant sept heures et demie (entractes inclus), une trentaine d’interprètes dirigés par Brigitte Haentjens vont porter sur scène les cinq pièces romaines de Shakespeare. La Presse a suivi l’équipe pendant plusieurs mois. Une incursion privilégiée dans les coulisses d’une création colossale.

21 septembre 2022, six mois et demi avant la première

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La metteure en scène Brigitte Haentjens, la conceptrice Julie Measroch et l’assistant metteur en scène Félix Dagenais discutent dans les locaux du théâtre Les Sibyllines.

Dans les locaux de la compagnie de théâtre Sibyllines, l’équipe de conception de Rome est rassemblée pour concevoir éclairages, costumes et décors. La tâche est colossale : cinq pièces à enfiler en un seul spectacle, une multitude de lieux à identifier, près de 30 interprètes à habiller pour qu’ils incarnent une pléthore de personnages. Comment trouver une unité, une cohérence à l’ensemble ?

Surtout que Brigitte Haentjens a été claire avec ses conceptrices dès le début de l’aventure : Rome, son projet colossal et « un peu fou », sera un spectacle où la technologie sera minimale, sans projections vidéo ni effets sonores. « Ça oblige à faire les choses différemment, forcément », lance la metteure en scène.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Toute l’équipe de conception est rassemblée autour de Brigitte Haentjens pour échanger des idées.

Déjà, les premières répétitions pour Le viol de Lucrèce sont terminées. Celles pour Coriolan achèvent. Et il reste encore beaucoup de fils à attacher pour la production.

Autour de la table, les idées fusent. L’équipe a envie de jouer avec le feu sur scène. Littéralement. Des torches. Des braseros. La responsable des accessoires, Julie Measroch, affiche sur sa tablette une vasque faite en France. Belle, mais chère. « Je pourrais essayer de fabriquer quelque chose, peut-être avec un grand wok acheté dans le Quartier chinois. » Il y a aussi le problème du linceul dans Le viol de Lucrèce. « On ne veut pas être trop réaliste avec une vieille couverte », dit Julie Charland, responsable des costumes.

Brigitte Haentjens lance des pistes de réflexion.

Je veux une esthétique qui ne soit ni réaliste, ni formelle, ni classique. Plutôt contemporaine. Brechtienne.

Brigitte Haentjens, metteure en scène

La multiplicité des lieux s’avère aussi un casse-tête à résoudre. L’action se passe dans divers lieux au long de ce spectacle marathon. Comment identifier chacun d’eux ? Des banderoles ? Des panneaux ? Julie Basse, responsable de l’éclairage, propose de changer les teintes, selon les lieux : « Il faut faire confiance aux spectateurs pour comprendre les codes qu’on va établir. »

La metteure en scène prend la balle au bond : « Le spectateur remarque tout, contrairement à ce qu’on peut croire… »

Tranquillement, les idées se déposent, des concepts plus clairs se dessinent. Il reste six mois avant la première à l’Usine C et la première lecture de Titus Andronicus est prévue dans 12 jours.

À la veille de la première

Le point de vue de Brigitte Haentjens sur la conception

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

La metteure en scène Brigitte Haentjens et son équipe travaillaient déjà sur ce projet à l’été 2022.

A posteriori, la metteure en scène estime que le travail de conception pour Rome n’était pas si différent que pour ses précédents projets. « Comme chaque fois, il y avait un langage formel à trouver. Toutefois, ici, le nombre d’interprètes posait un défi pour les costumes. Ça n’avait pas d’allure de les faire changer de robe à tout bout de champ. Julie Charland a dû trouver un système… Le résultat est empreint d’une grande unité, avec un côté artisanal tout simple qu’on a réussi à trouver. Cette simplicité me correspond assez bien. J’aime le théâtre dans sa brutalité. »

21 novembre 2022, quatre mois et demi avant la première

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Jean-Moïse Martin incarne le rôle d’Antoine dans Antoine et Cléopâtre.

« C’est le début d’un nouveau projet ? », lance Iannicko N’Doua. Autour de la grande table de l’Usine C, les rires se font entendre. C’est la cinquième fois que tout ce beau monde se rassemble pour une première lecture. Après Le viol de Lucrèce, Coriolan, Titus Andronicus et Jules César, l’équipe plonge dans le Nil avec Antoine et Cléopâtre. Les quatre pièces précédentes ont été lues et répétées par petites bouchées. Il faut désormais s’attaquer à l’ultime morceau avec le même enthousiasme, même si aucune représentation n’aura lieu avant le 5 avril.

Cette fois, c’est Jean-Moïse Martin et Madeleine Sarr qui ont à défendre les premiers rôles, ceux d’Antoine et de Cléopâtre. De grandes pointures (pensez Sylvie Drapeau ou Céline Bonnier) n’auront que deux ou trois mots à dire dans cette pièce, mais ces interprètes auront eu des partitions plus lourdes à porter ailleurs dans le spectacle.

  • C’est Madeleine Sarr qui sera responsable de porter la partition de Cléopâtre.

    PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

    C’est Madeleine Sarr qui sera responsable de porter la partition de Cléopâtre.

  • Une grande partie des interprètes sont rassemblés pour la première lecture de ce segment du spectacle-fleuve.

    PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

    Une grande partie des interprètes sont rassemblés pour la première lecture de ce segment du spectacle-fleuve.

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Qu’importe, tout le monde ou presque est réuni : 21 comédiens auxquels s’ajoutent 7 membres de l’équipe de production.

Il faut se mettre en bouche les mots de Jean Marc Dalpé, qui signe les adaptations des cinq pièces de Shakespeare. Celle-ci est teintée d’un humour qui fait mouche parmi les interprètes.

Les québécismes sont nombreux. Quelques sacres émaillent le texte.

Les scènes s’enfilent à la vitesse grand V et se terminent sous les applaudissements. Sylvie Drapeau lance le bal des commentaires : « Il y a beaucoup d’humour, ça fait du bien. » Gaétan Nadeau enchaîne : « On dirait une sitcom ! »

Brigitte Haentjens est d’accord : « Les enjeux sont grands, mais la forme est très ludique. C’est presque du soap opera ! C’est mélodramatique. »

Mattis Savard-Verhoeven y va d’une comparaison. « Ça me fait penser à la dernière Palme d’or à Cannes, Triangle of Sadness. On est dans le drame total, mais avec une fantaisie. » Brigitte Haentjens y voit aussi une parenté avec The Banshees of Inisherin, du réalisateur Martin McDonagh. Avant la pause, tout le monde prend les titres en note. I-n-i-s-h-e-r-i-n… Pour plusieurs, le travail va se poursuivre devant le téléviseur ce soir.

À la veille de la première

Le point de vue de Brigitte Haentjens sur la distribution

« Mon rôle lors des premières lectures est d’observer, de sentir ce qui s’en vient. Je fais confiance aux interprètes. Quand la distribution est faite, tu vis avec. Pour Rome, j’ai construit la distribution comme un portrait de famille, une pièce à la fois. Je ne pense pas forcément en termes de rôles, mais plutôt comme un puzzle que tu construis autour d’un interprète. Pour moi, c’était clair que je voulais mélanger les générations. Je voulais que les femmes puissent jouer des rôles d’hommes et que les interprètes n’aient pas forcément l’âge des personnages. »

31 janvier 2023, deux mois et une semaine avant la première

PHOTO MAXIM PARÉ FORTIN, FOURNIE PAR LES SIBYLLINES

La troupe rassemble des interprètes de plusieurs générations et d’horizons divers.

« Je ne sais pas comment on va faire pour tenir l’écoute et l’énergie, pour garder le fil tendu pendant toutes ces heures. »

Dans une salle de répétition lumineuse, à la Cité-des-Hospitalières sur l’avenue des Pins Ouest, Céline Bonnier s’interroge. Jamais elle n’a participé à un projet de cette envergure, avec une distribution aussi costaude. « C’est un défi, cette entité qui bouge ensemble et qui tient le même fil. Ce sont toutes de grandes histoires racontées à plusieurs. On est vraiment comme une troupe où chacun peut jouer les petits comme les grands rôles. »

  • Diplômé de l’École nationale de théâtre en 2021, Irdens Exantus est aussi de l’aventure.

    PHOTO MAXIM PARÉ FORTIN, FOURNIE PAR LES SIBYLLINES

    Diplômé de l’École nationale de théâtre en 2021, Irdens Exantus est aussi de l’aventure.

  • Céline Bonnier incarnera Brutus dans Jules César.

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    Céline Bonnier incarnera Brutus dans Jules César.

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Sébastien Ricard est dans la même situation : ce projet est le plus titanesque de sa prolifique carrière. « Je ne sais pas comment les pièces vont s’emboîter, mais ce qui me frappe, c’est la cohérence qui existe d’une pièce à l’autre. Toutes soulèvent des questions sur le peuple, la tyrannie du pouvoir, la question de la république naissante. »

Le théâtre politique est une matière peu souvent mise en scène. C’est formidable de se donner le temps de faire cela.

Sébastien Ricard, acteur

Ce jour-là, une dizaine d’interprètes sont sur place pour répéter la scène 3 du mouvement 1 de la pièce Jules César, segment somme toute assez court communément appelé la scène des conspirateurs. Céline Bonnier incarne Brutus. Pour le bien de la république, ce personnage sait qu’il vaut mieux assassiner César. Mais le geste lui répugne. « On n’est pas chez Tarantino », comme le répète Brigitte Haentjens.

Les interprètes s’activent sur la scène improvisée où court du ruban gommé de couleur pour déterminer où se situent le vomitoire, les praticables où seront juchés les musiciens, les escaliers.

Tout n’est pas à sa place, loin de là. Les répliques sortent parfois entravées. Les intentions de certains ont besoin d’être clarifiées. Les déplacements des protagonistes sont encore hésitants. Mais la metteure en scène Brigitte Haentjens veille. Pendant une heure et demie, les artistes vont remettre leur ouvrage sur le métier pour dompter la poignée de répliques qui constitue la scène.

Certains n’ont pas un seul mot à prononcer, mais leur écoute reste entière pendant toute la durée de l’exercice. C’est le cas d’Irdens Exantus, qui joue l’un des conspirateurs dans Jules César. Le jeune acteur sorti de l’École nationale de théâtre en 2021 se pince encore de pouvoir poursuivre son apprentissage auprès d’acteurs de la trempe de Sylvie Drapeau ou de Marc Béland.

« J’ai fait ici de grandes rencontres artistiques. Chaque jour, c’est une leçon d’acteur pour les jeunes comme moi. On se sent hyper privilégiés. »

À la veille de la première

Le point de vue de Brigitte Haentjens sur les défis des interprètes

« Ce projet pose de grands défis aux interprètes. D’abord parce que la charge de travail est énorme, mais aussi parce que l’organisation ne ressemble à rien de ce qu’on connaît. On peut répéter un spectacle pendant trois semaines puis ne plus y toucher pendant deux mois. Ce ne sont pas les mêmes repères que d’habitude. Pour les acteurs, c’est très insécurisant. Pour moi aussi. La quantité de détails à retenir est si grande qu’on finit par en oublier. Mentalement, c’est fou ! C’est comme si j’avais cinq familles dans la tête. Mais j’ai trop de boulot pour avoir peur ! C’est exigeant pour nous. Et ce sera exigeant pour le public, je le sais. Mais ce spectacle va leur apporter beaucoup. »

28 mars 2023, huit jours avant la première

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Alex Bergeron (au centre) incarne plusieurs rôles dans Rome, y compris celui de Jules César.

23 h. C’est l’heure à laquelle les interprètes de Rome ont pu rentrer chez eux après une soirée de travail qui s’est étalée sur plus de six heures.

Au milieu d’un décor aux allures industrielles érigé sur les planches de l’Usine C, ils ont enchaîné deux des cinq parties du spectacle, soit l’adaptation des pièces Coriolan et Jules César.

  • Les costumes, notamment ceux de Samuël Côté (à gauche) et de Sébastien Ricard, affichent une esthétique très punk rock.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Les costumes, notamment ceux de Samuël Côté (à gauche) et de Sébastien Ricard, affichent une esthétique très punk rock.

  • L’énergie déployée par le groupe d’interprètes en répétition force l’admiration.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    L’énergie déployée par le groupe d’interprètes en répétition force l’admiration.

  • Vincent Carré (à la batterie) et Bernard Falaise font partie du trio de musiciens présent sur scène.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Vincent Carré (à la batterie) et Bernard Falaise font partie du trio de musiciens présent sur scène.

  • Marc Béland fait aussi partie de l’imposante distribution.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Marc Béland fait aussi partie de l’imposante distribution.

  • Dans Rome, les accessoires de toutes les époques sont utilisés, rappelant que les luttes d’hier sont encore souvent celles d’aujourd’hui.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Dans Rome, les accessoires de toutes les époques sont utilisés, rappelant que les luttes d’hier sont encore souvent celles d’aujourd’hui.

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Maquillés, coiffés, portant leurs costumes quasi achevés, les 26 interprètes et les 3 musiciens ont mené la répétition tambour battant devant l’œil avisé de Brigitte Haentjens. Tout est en place, ou presque. D’infimes détails restent à régler, du point de vue de l’éclairage notamment. Mais le niveau d’énergie et le rythme satisfont la metteure en scène.

La tête à moitié rasée pour arborer un mohawk, Sébastien Ricard porte sur ses épaules l’intense partition de Caius Marcius, aussi surnommé le Coriolan. L’acteur ne ménage pas ses efforts, même s’il ne joue que pour les membres de l’équipe de conception. Lorsque la pièce se termine, il est couvert de sueur.

Autour de lui, ses pairs se déploient sur plusieurs niveaux : parfois sur scène, parfois sur des passerelles qui longent la salle.

Il plane sur l’ensemble un parfum punk rock amplifié par les trois musiciens qui ne quitteront pas la scène de tout le spectacle : Guido Del Fabbro, Vincent Carré et Bernard Falaise.

Les costumes de Julie Charland sont à l’avenant : similicuir, ceintures cloutées et bottes d’armée se mêlent à des morceaux d’étoffe qui font un clin d’œil aux costumes romains. Les yeux charbonneux et le vernis à ongles noir de certains complètent l’ensemble.

À cette cohésion esthétique s’ajoute une cohésion dramaturgique. Tout au long de son adaptation des cinq pièces shakespeariennes, Jean Marc Dalpé joue avec les niveaux de langage. Il a aussi ajouté des prologues et des épilogues qui font le pont entre chacune des parties.

Ainsi, quand Coriolan se termine, Jules César s’amène sur la passerelle. Rome n’est pas composé de cinq parties distinctes. C’est un long récit sur les dérives du pouvoir, les paradoxes de la démocratie et les inégalités qui rongent la société. Toutes choses qui résonnent encore bien après la chute de l’Empire romain.

À la veille de la première

Le point de vue de Brigitte Haentjens sur le spectacle final

« Pour moi, c’est clair que Rome n’est pas qu’une enfilade de pièces distinctes. Les pièces se répondent les unes les autres et plus le travail avançait, plus je découvrais de liens entre elles. Mais je n’ai aucune référence pour prédire ce que ça va produire comme spectacle final. Je ne verrai pas le spectacle en entier avant la première en salle ! Je peux toutefois dire ceci : Antoine et Cléopâtre comporte beaucoup d’humour, Titus Andronicus, c’est la déchéance, Le viol de Lucrèce est poignant, Coriolan est puissant et Jules César est fascinant ! »

Rome est présenté du 5 au 23 avril à l’Usine C ainsi que les 5 et 6 mai au Centre national des arts à Ottawa. Le texte sera aussi publié aux éditions Prise de parole le 4 avril.

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