À l'été 1982, alors organiste de 19 ans totalement inconnu, Jacques Lacombe donnait à l'oratoire Saint-Joseph un récital qui lui valut la une du journal que vous lisez en ce moment.

Malgré cet immense succès, son professeur Raymond Daveluy, qui organisait ces récitals du mercredi soir au prestigieux instrument dont il était le titulaire, voyait plutôt en lui un chef d'orchestre. «Il avait senti cela dans ma personnalité», se rappelle Lacombe aujourd'hui, à 52 ans, ajoutant: «Au départ, je redoutais la solitude de l'organiste dans son jubé...» Il explique encore: «Déjà, à cette époque, je faisais du sport d'équipe, de la musique chorale et de la musique de chambre avec des amis, à Trois-Rivières, où j'ai grandi. J'ai toujours été un homme de groupe. L'image du leader m'attirait et M. Daveluy avait vu ça...»

Lacombe travailla la direction d'orchestre d'abord à Montréal, puis à Vienne dès 1986. Il dirigea son premier concert comme chef à l'Orchestre symphonique de Laval peu après (il se rappelle le programme en détail, mais non la date exacte), fut de 2002 à 2006 assistant de Charles Dutoit puis premier chef invité à l'OSM, fut nommé chef de l'Orchestre symphonique de Trois-Rivières en 2006, poste qu'il occupe toujours, et, en 2010, chef du New Jersey Symphony Orchestra.

Il quittera le New Jersey l'an prochain, après six saisons. La raison? Le nombre de ses concerts, presque chaque semaine, à Newark et dans les villes environnantes, le force à refuser des engagements à l'étranger. Ainsi, c'est en jonglant avec un horaire très chargé qu'il a pu accepter cette saison trois productions à l'Opéra de Berlin et qu'il pourra faire le 3 juillet, à la tête du Boston Symphony, l'ouverture du 75e Festival de Tanglewood.

Son association avec l'Opéra de Berlin - le Deutsche Oper, comme il l'appelle tout naturellement puisqu'il parle couramment allemand - date de plusieurs années. La marque CPO a d'ailleurs publié son live, de 2010, d'un ouvrage très obscur, Oberst Chabert, d'après Balzac, de Hermann Wolfgang von Waltershausen, et s'apprête à en sortir un autre. Cette fois, deux courts opéras, et toujours dans le domaine des raretés: Gisei, de Carl Orff, et Die Dorfschule, de Felix Weingartner. Orff est davantage connu pour Carmina Burana, bien sûr, mais il faut savoir que Weingartner, passé à l'histoire comme chef d'orchestre, fut aussi compositeur.

Lacombe ne néglige pas le répertoire familier pour autant: le New Jersey Symphony vient de lancer, sous sa marque maison, un Requiem de Verdi de l'an dernier où il avait invité Marianne Fiset comme soliste.

Sans partition

Jacques Lacombe dirige presque toujours sans partition, au concert comme à l'opéra. Des chanteurs nous ont confié qu'il connaissait tous les mots et toutes les notes des opéras qu'il répétait avec eux.

Avec un sourire, l'intéressé confirme: «Presque tous les mots et presque toutes les notes...» Il explique, sans fausse modestie: «Je ne peux travailler autrement. Comme un pianiste - ou, si vous voulez, comme un acteur -, je dois posséder une connaissance absolument complète du texte. Ensuite, et ensuite seulement, j'y mets mon interprétation. Autrement, je perds beaucoup d'énergie.»

Pause. «Je sais, tous les chefs ne se donnent pas la peine d'apprendre la partition avant de se présenter devant un orchestre...» On parle même de chefs qui n'ont pas ouvert la partition lorsqu'ils s'amènent pour la première répétition. «En musique contemporaine, oui, il arrive que des chefs prennent connaissance de l'oeuvre en même temps que les musiciens. Carol Neblett m'a raconté que, lorsqu'elle a enregistré La Fanciulla del West avec Zubin Mehta, c'était aussi... ça!»

Et la baguette? «Parfois je la prends, parfois pas. La baguette sert surtout à aider les musiciens qui ne jouent pas à compter leurs mesures de silence. La baguette est utile aussi pour les passages très piqués et les subdivisions de tempo. Par contre, pour des passages de cordes très legato, le mouvement des deux bras libres imite vraiment le mouvement de l'archet.»

Des influences

Certains chefs l'ont-ils marqué? «D'abord Karajan, à une certaine époque, et pour certaines choses. Pour le répertoire allemand, bien sûr, pour la pâte sonore, et pour sa contribution aux techniques d'enregistrement. Mais il est certain que le Karajan des années 70 était plus intéressant que ce qu'il a fait plus tard, certain aussi que le même Karajan des années 70 était moins intéressant que celui de 45-50...

«Ensuite, Carlos Kleiber, malgré son répertoire très limité et, disons, son caractère. Je l'ai entendu avec le Philharmonique de Vienne dans une Deuxième de Brahms où il ciselait chacune des voix intérieures, dans un Rosenkavalier où il faisait danser tout l'orchestre.

«Leonard Bernstein, lui aussi, m'a fasciné. Il dirigeait une symphonie de Haydn et ça n'avait rien à voir avec Haydn... mais il se passait quelque chose parce que c'était un compositeur qui dirigeait, un créateur. Il faut aussi mentionner Charles Dutoit, pour un certain répertoire et pour sa façon bien à lui de répéter. On s'écrit à l'occasion.»

Des chefs qu'il n'aime pas? Hésitation. Lacombe n'est pas «mauvaise langue», comme bien de ses collègues. «Bernard Haitink m'a rarement touché. Sir Charles Mackerras, même chose. Il y a aussi Celibidache: c'est un cas... Et les Mahler de James Levine. Il faut avoir le temps, c'est long!»

Des choix

Le répertoire de Jacques Lacombe est considérable: environ 500 oeuvres symphoniques, 70 opéras et 40 oeuvres chorales. On lui demande quelle oeuvre - opéra ou symphonie - il place au-dessus de tout le reste. «Je déteste cette question!» répond-il, pour choisir finalement Werther de Massenet, en précisant: «Et ce n'est pas parce que c'est l'oeuvre de mes débuts au Met. C'est un opéra que j'aurais pu écrire...» À l'autre extrême: Nixon in China de John Adams. «On me l'a proposé. Je ne peux pas m'imaginer en train de répéter cela pendant quatre ou cinq semaines et convaincre des chanteurs et un orchestre.»